CHAPITRE 33
LA LIBERTE RELIGIEUSE

Tout pas vers un dialogue doit commencer en vérifiant l'existence de la liberté religieuse. La liberté religieuse ne signifie pas que les hommes sont libres devant Dieu soit d'accepter soit de refuser sa révélation mais plutôt la liberté de la coercition humaine. Jésus lui-même avait dénoncé l'incroyance de ceux qui l'écoutaient, mais laissait la vengeance à Dieu seul, jusqu'au jour du jugement (Mt 11:20-24; Rm 12:19-20; 2 Th 1:8). Son royaume ne s'affirme pas par la force (Mt 26:51-53; Jn 18:36). Les apôtres, de même, ont refusé "les armements du monde" (2 Cor 10:4; 1 Th 5:8-9).

Les Pères de l'Eglise, dans les trois premiers siècles, malgré les persécutions, priaient pour les empereurs et félicitaient ceux qui se montraient tolérants. Mais une fois que l'Eglise a acquis la liberté, les Pères conciliaires de Nicée et de Constantinople ont pris l'imposition impériale de leurs décrets comme un supposé. L'Eglise du moyen âge était tolérante, mais pas complètement. Les non-Chrétiens n'étaient jamais obligés d'accepter la foi, et on ne pouvait baptiser les enfants contre la volonté de leurs parents. Mais, "s'ils en sont capables, les Chrétiens devaient obliger les non-croyants à ne pas obstruer la foi par des blasphèmes, par la propagande méchante ou la persécution ouverte". Les apostats durent être excommuniés et livrés à l'autorité séculière pour être exécutés après un premier et un deuxième avertissement. Les rites juifs furent tolérés parce qu'ils manifestaient certaines vérités. Les autres religions n'avaient pas droit au culte mais pouvaient être tolérées si la répression pouvait causer du plus grand mal et dérangement.

Les réformistes protestants exigèrent que le peuple suive la religion de leurs dirigeants. Epuisée par la guerre religieuse, l'Europe enfin tourna vers un état séculier. Même encore, ces états furent souvent antireligieux et continuèrent à persécuter les catholiques et les sectes dissidentes protestantes. Les Papes du dix neuvième siècle commencèrent à accepter dans la pratique la liberté religieuse pour tous mais ils n'arrivèrent pas à revoir la théorie médiévale.

Les théologiens catholiques se sont battus autour de la théorie de la liberté religieuse tout au long du vingtième siècle. Leur réflexion était mûre au moment du Concile Vatican II et exprimée dans la Déclaration sur la liberté religieuse du 7 décembre 1965. Ce document reflète un consensus pas seulement parmi les catholiques mais aussi les protestants et beaucoup d'autres dans le monde non-islamique. Il insiste surtout sur le fait que:

  1. La force ne doit jamais être appliquée aux hommes pour professer ou répudier n'importe quelle religion ou de s'attacher à une association religieuse ou de la quitter, même s'ils manquent de chercher honnêtement la vérité, parce que: a) la vérité ne peut s'imposer que par sa propre autorité, librement cherchée et acceptée, b) la loi de Dieu atteint chaque individu par sa conscience, c) l'autorité civile est une institution humaine qui concerne le bien commun de la société tandis que juger la vérité de la révélation et l'acceptation de cette vérité par les hommes dépasse sa compétence.

  2. La liberté religieuse englobe le droit d'organiser en communauté le culte et l'instruction religieuse.

  3. La liberté religieuse doit avoir la reconnaissance la plus pleine possible et ne doit être limitée que quand et autant qu'il est nécessaire.

La tradition islamique sur la vie de Muhammad montre qu'il avait envisagé une communauté gouvernée par la loi révélée, un état de parti-unique, dirigée par le parti musulman seul qui est le parti de Dieu. Tous ceux qui s'y opposent sont des ennemis de Dieu. Les Juifs et les autres qui n'avaient pas contesté la suprématie du parti islamique et se taisaient dans l'arrière-fond furent tolérés.

Le verset qur'ânique fondamental est "Il n'y a aucune contrainte dans la religion" (2:256; cfr. 2:62, 5:82). Un passage hostile important est 9:1-35 où il s'agit de bannir toute participation future des païens au pèlerinage à la Mecque. Mais notons le verset 29: "Combattez les récipients de l'Ecriture qui ne croient pas en Dieu ou au dernier jour, qui ne considèrent pas comme inviolable ce que Dieu et son Messager ont déclaré inviolable, et ne pratiquent pas la vraie religion, jusqu'à ce qu'ils paient la jizya en état d'humiliation". Un passage similaire est 5:51: "Croyants, ne prenez pas les Juifs ou les Chrétiens comme alliés. Ils sont alliés l'un à l'autre. Si quelqu'un de vous fait une alliance avec eux, il est l'un d'eux" (voir aussi 3:28,118). D'autre part, "Dieu ne vous interdit pas d'être justes et équitables envers ceux qui n'ont pas combattu contre votre religion et ne vous ont pas chassé de chez vous... Dieu vous interdit seulement de faire des alliances avec ceux qui combattent contre votre religion, ceux qui vous ont chassé de chez vous ou ont contribué à cette action" (60:8-9).

Tous ces passages sont circonstanciels et se réfèrent à des incidents particuliers, aux individus ou aux groupes de personnes avec qui Muhammad avait à faire. Ces passages concernent-ils seulement ces peuples ou doivent-ils se généraliser pour englober tous les Juifs et Chrétiens de partout, jusqu'aujourd'hui? L'interprétation musulmane n'est pas uniforme. Un autre problème émane de la théorie de l'abrogation, c'est-à-dire, au cas de conflit, le verset dernièrement révélé supprime la force légale du premier. Les versets postérieurs sont habituellement les plus sévères.

Parmi les commentateurs classiques du verset, "Il n'y a pas de contrainte dans la religion" (2:256), az-Zamakhsharî (m. 1143) et al-Baydâwî (m. 1316) commentent que son sens universel est abrogé par le verset, "Prophète, combats les incroyants et les hypocrites et traite-les sévèrement" (9:73), mais son application particulière au "peuple de l'Ecriture" (Chrétiens et Juifs) reste valide. Récemment Sayyid Qutb, avant son exécution en 1966, écrivit un commentaire sur le Qur'ân pendant son emprisonnement en Egypte. En ce qui concerne les Chrétiens et les Juifs il maintient que le verset, "Il n'y a pas de contrainte dans la religion" et les versets similaires sont abrogés puisque ces peuples avaient violé leur pacte avec Dieu et sont retournés au polythéisme. Cette idée est promue par l'organisation Izala au Nigeria.

Complètement opposé à cette dernière position est l'historien tunisien Muhammad Talbi qui dit: "Surtout il est important d'indiquer clairement que les versets qur'âniques qui incitent à la guerre ont une application essentiellement circonstancielle ayant lien à des contingences spécifiques qui aujourd'hui, nous espérons, sont définitivement quelque chose du passé". Il rejette l'idée d'un monde islamique défini géographiquement. Les Musulmans doivent continuer de s'insérer dans la politique et la société, mais en collaboration avec les autres de confessions différentes ou même sans aucune foi professée, pourvu qu'ils acceptent de coopérer pour l'amélioration du monde.

Autrefois la déloyauté à la religion d'Etat traduisait la trahison de l'Etat. Mais aujourd'hui le pluralisme est un fait universel. Même dans les pays solidement musulmans, Talbi remarque qu'il y a un nombre croissant qui soit musulman par culture mais personnellement soit agnostique ou bien non-commis à l'Islam. Le verset qur'ânique "Il n'y a pas de contrainte dans la religion" (2:256) pour Talbi c'est une déclaration universellement valable. Sont toujours valables aussi les mots dits à Muhammad, "Avertis, car tu n'es qu'un avertisseur. Tu n'as aucune autorité de les contraindre" (Q. 88:21-22). Si "personne ne porte le fardeau d'un autre" (Q. 6:164), chacun doit librement choisir son propre chemin. Ne pas respecter la liberté religieuse équivaut à prendre la place de Dieu et cela est le péché de shirk.

En ce qui concerne les non-Musulmans, Talbi dit que le droit islamique médiéval leur accorda la tolérance et la protection mais il fut aussi discriminatoire et des fois oppressive. "Les théologiens musulmans modernes doivent dénoncer hautement toutes sortes de discriminations comme crimes strictement et explicitement condamnés par l'enseignement fondamental du Qur'ân."

A propos de la loi qu'un apostat de l'Islam doit mourir, il dit qu'il n'y a aucun fondement qur'ânique pour cela et que le Hadîth l'autorisant n'est pas authentique. Le Qur'ân, observe-t-il, argumente que les Musulmans doivent rester fidèles à leur religion; il les avertit de la punition de Dieu dans l'au-delà s'ils ne sont pas fidèles mais ne spécifie aucun châtiment fixe pour cela. Au contraire, il demande aux Musulmans de "pardonner et de ne prendre compte jusqu'à ce que Dieu accomplisse son but. Car Dieu a pouvoir sur toute chose" (Q. 2:109). Les Musulmans doivent prendre des armes seulement pour se défendre.

Qui a raison, Qutb ou Talbi? Les deux présentent des arguments provenant du Qur'ân, du Hadîth et de la tradition musulmane légale et théologique. Ce dont on a besoin c'est un nouveau consensus. De 1970 à 1981 une série de réunions internationales des Musulmans ont fait sortir des déclarations assurant la liberté religieuse pour tous. La discrimination sur une base religieuse n'est pas permise. Néanmoins, une femme musulmane n'a pas le droit de se marier avec un non-Musulman. Les Musulmans ont le droit et le devoir de proclamer l'Islam dans le monde entier mais les autres groupes doivent confiner leur expression de pensée à ce qui est en accord avec Islam. Bien plus, un Musulman n'a pas le droit de changer sa religion. Muhammad Charfi, un avocat tunisien, reproche de telles restrictions à "l'Islam officiel" enseigné par les facultés théologiques. Plutôt que de revoir la loi, il dit qu'il est plus important de revoir le programme d'enseignement dans ces instituts.

QUESTIONS:

  1. Relevez l'histoire de la liberté religieuse dans la pensée chrétienne.
  2. Discutez des principes de la liberté religieuse proposés par le Vatican II.
  3. Discutez de l'ambiguïté de la liberté religieuse dans l'Islam primitif.
  4. Contrastez les positions islamiques traditionnelles avec celle de Muhammad Talbi.
Au chapître 34