CHAPITRE 22
LE DHIKR SÛFIQUE ET LA PUISSANCE SPIRITUELLE

L'exercice principal des Sûfîs s'appelle dhikr qui signifie "garder dans la mémoire". Le Qur'ân exhorte les Musulmans à garder Dieu dans la mémoire "le plus souvent" (33;41) et "quand on se lève, on s'assoit ou on se couche" (4:103). On comprend cela à fond comme étant une activité verbale, gardant Dieu dans la mémoire avec la langue en l'invoquant par tous ses noms ou par des formules de louanges (comparer Psaume 1:2). Le dhikr comprend aussi garder Dieu dans la mémoire avec le coeur, et peut avoir ainsi divers degrés de perfection. Un auteur musulman nous donne les détails suivants:

  1. dhikr avec la langue uniquement, pendant que le coeur est distrait. Ceci vaut mieux que l'absence de tout dhikr.

  2. dhikr avec le coeur éveillé à la signification de ce qui est dit,

  3. dhikr avec Dieu compris comme présent au coeur et dans l'esprit, le comblant de paix,

  4. dhikr où la présence de Dieu est si forte qu'elle immerge le coeur avec la lumière et exclut tout autre pensée, et la personne semble égarée et identifiée à la présence de Dieu: "Le rappeleur devient le rappelé",

  5. dhikr où l'opération de la langue est suspendue et le coeur est au royaume du paradis. Ce dernier état est une sorte d'évanouissement extatique où la grandeur de Dieu accable l'esprit: Quand Dieu veut purifier quelqu'un dans sa présence et lui faire connaître son amour, il plante l'amour dans le coeur de la personne pour que celle-ci accomplisse le dhikr avec grande impatience et se laisse à faire d'autres services de Dieu et avoir la soif de la connaissance profonde de Dieu. La personne ne cesse de s'approcher de Dieu en exécutant des pratiques superfétatoires jusqu'à ce que la Vérité puisse manifester son amour pour la personne. Elle fait ainsi en le mettant dans un état où il n'est conscient que de Dieu et aliéné de ses sens, de l'écoute, de la vue, du tact des mains et du corps tout entier.

  6. Lorsque Dieu retourne la personne à ses sens il peut alors choisir de lui donner la permanence dans la connaissance profonde de Dieu et de toutes les choses. La personne en cet état est consciente de Dieu dans toute autre chose tandis que dans le dernier état il n'était conscient que de Dieu. Ici elle voit la puissance de Dieu, sa sagesse et ses oeuvres, alors qu'au dernier état il ne voyait que la puissance de Dieu. A ce stade, elle arrive à son objectif et à le posséder, alors qu'à la dernière étape elle n'était que voyageant vers cet objectif.

D'autres auteurs marquent chaque étape en décrivant le mélange de vertus et de défauts. Un manuel Qâdiriyya distingue sept étapes:

  1. la personne mal disposée (an-nafs al-ammâra, Q. 12:53), réputée pour son incrédulité, son esprit de rébellion en faisant ce qui est défendu, sa colère, son ignorance, l'envie, la convoitise, l'avarice, le langage hypocrite, la calomnie, l'amertume, les péchés cachés de sensualité, faisant ce qu'on désapprouve ou ce qui est inutile et mondain.

  2. la personne blâmante (an-nafs al-lawwâma, Q. 75:2), réputée pour les fautes de la ruse, la vanité, le mauvais désir et la domination, et aussi pour les vertus de faire ce qui est permis ou bénéfique pour les autres, s'accommodant de la peine sans l'infliger aux autres, la maturité dans des habitudes dignes de ce nom, la correction et l'amélioration des manières de parler, et le calme.

  3. la personne inspirée (an-nafs al-mulhama, Q. 91:7-8), réputée pour les défauts de malcompréhension, les insuffisances dans la pratique de la religion et de la Sharî`a, rejetant ce qui est juste, désobéissant aux commandements de Dieu, évitant de professer la foi, l'inattention à la Sharî`a et à la prédication de celle-ci, le silence sur ce qui est juste, parler des fautes des autres en leur présence, la négligence de la Sunna, les désirs excessifs, la négligence d'adorer, l'exécution du culte pour gagner l'approbation des gens, faire ce qui est interdit, esquiver quand les autres font ce qui est défendu, mentir, insensibilité et égarement du coeur; et aussi des vertus comme la réjouissance, la libéralité, le savoir, l'humilité, la repentance et la patience.

  4. la personne tranquille (an-nafs al-muma'inna, Q 89:27-28), réputée par sa bonté, sa dépendance confiante à Dieu, la patience, la pureté du coeur, forte foi et soumission à Dieu, repos contemplatif en Dieu, stabilité, souci d'adorer Dieu, prudence dans ses propres affaires, obéissance aux commandements de Dieu, propreté du coeur de tromperie et de médisance, quoique parfois elle est soumise à des suggestions sataniques.

  5. la personne contente (an-nafs ar-râdiya, Q 89:27-28), réputée pour sa magnanimité, son ascétisme, son dhikr, son grand désir pour Dieu, sa compréhension parfaite, sa proximité avec Dieu, et sa connaissance des choses profondes au sujet de Dieu.

  6. la personne approuvée (an-nafs al-mardiyya, Q. 89:27-28), réputée pour sa bonne personnalité, gentillesse, proximité avec Dieu, souci de la Sunna de Muhammad, regard vers Dieu, illuminée dans son coeur et son esprit, perdue en Dieu et non distraite.

  7. la personne pure, sincère ou parfaite (an-nafs as-sâfiya/ ad-damîma/ al-kâmila), réputée pour sa gentillesse miséricordieuse, sa solitude, son silence, sa vérité, son assistance, sa conformité aux commandements de Dieu, sa dévotion pure à Dieu avec une connaissance profonde de lui et l'assentiment à sa vérité.

En guise de critique, ce n'est pas toute la littérature sûfique qui semble décrire l'expérience sincère de la croissance spirituelle. Par exemple, l'auteur prétend que quelqu'un peut progresser d'une étape à une autre simplement en récitant une ou plusieurs noms divins 500.000 fois. Et lorsqu'il finit de réciter tout ce qui est prescrit et quand il parvient à la dernière étape, il retourne au stage du départ et reprend tout! Une telle théologie représente la phase décadente du Sûfisme, correspondant aux fausses expériences auxquelles nous avons fait allusion ci-dessus, en contraste avec une expérience vraisemblablement sincère de Dieu décrite par les premiers ûfîs comme al-Hallâj.

Le mouvement sûfique ne doit pas nous faire ignorer la vraie expérience et la maturation religieuse qu'on peut observer parmi les Musulmans ordinaires qui n'appartiennent pas à un ordre Sûfique et ne pratiquent pas ses méthodes.

En promettant d'accéder à Dieu, le sûfisme a toujours été associé au pouvoir. Les gens venaient chez les ûfîs faire des prières pour leurs besoins. Ils priaient même sur leurs tombes pour acquérir leur baraka. Comme Simon Magus (Actes 8:9-24), beaucoup de personnes aspiraient au même pouvoir par un raccourci, et cherchaient des formules magiques qui pourraient aménager le pouvoir divin sur les objectifs humains.

La magie était populaire en Arabie avant l'avènement de l'Islam. Muhammad dénia l'accusation selon laquelle il était magicien (e.g. Q. 38:4; 74:24). Pourtant certains passages du Qur'ân contiennent des serments mystérieux qui sont de style de la divination (kahâna) de la religion traditionnelle (e.g. 34:1-4; 51:1-6; 77:1-7; 79:1-14; 100:106). En outre, 29 sourates différents commencent par des lettres mystérieuses dont la signification ou le symbolisme reste inconnu, et auxquelles on attribue quelquefois une signification magique. La littérature de la tradition (e.g. le Sahîh de Muslim, le chapitre Salâm, la section sur la médecine recommande non seulement la prière de guérison en touchant la partie affectée, mais aussi l'usage de certains passages du Qur'ân, comme le Fâtiha (sourate 1) et les Mu`awwidhatân (sourates 113 & 114), pour guérir les maladies physiques et se protéger du mauvais oeil et de l'influence du poison. D'autres passages du Qur'ân qui sont devenus influents dans l'usage magiques sont la sourate Yâ Sîn (36) et le verset du trône (2:255). Quelques Musulmans ont essayé de recommander le service du Jinn et d'autres esprits à la manière de Salomon, comme décrit dans Qur'ân 21:79-82, 27:15-21, 34:12-14 & 38:360, même si un autre passage (2:102) met en garde contre la magie liée à Salomon.

Une autre forme de magie se développait autour des 99 noms de Dieu écrits dans plusieurs formes, surtout en carrés magiques comprenant 9 ou plusieurs chiffres ou lettres ayant une valeur numérique dont le total corresponde au total numérique du nom en question, quand chacune de ses lettres équivaut à un certain nombre. Avec les noms de Dieu on utilise, en carrés et autres configurations, des syllabes symboliques ou sans sens. Même le théologien al-Ghazâlî croyait en la réalité et à l'efficacité des carrés magiques et il raconte comment une femme eut une délivrance sauve en regardant l'un de ces carrés.

Pendant des siècles les rites médicaux islamiques ont attiré les gens de l'Afrique de l'Ouest, faisant la concurrence avec la médecine de la religion traditionnelle africaine, et même avec la médecine occidentale et les rites de guérison chrétiens. Les rites islamiques sont populaires non seulement pour la santé corporelle, mais aussi pour des choses telles que gagner une épouse, des amis, de l'argent ou la protection contre les ennemis et tout autre mal.

QUESTIONS:

  1. Donnez la place et la signification du dhikr dans la spiritualité islamique.
  2. Décrivez le processus de la croissance spirituelle, selon l'interprétation que le Sûfisme se fait du Qur'ân.
  3. Expliquez la place de la magie et de la divination dans la pratique populaire musulmane.
Au chapître 23