CHAPITRE III
LA CAUSALITE SECONDAIRE
OU LE DETERMINISME


3.1 Histoire du débat (1)

Le mot qadar veut dire la détermination des événements. On pourait donc penser qu'un qadarite serait quelqu'un qui soutient que Dieu détermine tout, mais historiquement le mot fut appliqué à celui qui soutient que l'homme détermine ses propres actes par un choix libre.

Pendant la période umayyade, la question eut des implications politiques. Les califes umayyades favorisèrent un déterminisme divin pour appuyer leur prétention à une autorité de droit divin. Les poètes Jârîr et al-Farazdaq élevèrent une prétention selon laquelle les héritiers de `Uthmân, les Umayyades, sont les représentants de Dieu sur la terre. Ils les appelèrent "l'ombre de Dieu" sur la terre, et khalîfat Allâh dans le sens de "lieu-tenants de Dieu" (Qur'ân 2:30 applique le mot à Adam dans ce sens, et 38:26 à David), et non plus dans le sens usuel de "successeur" de MuŒammad. Ainsi, tout ce que les Umayyades décrétaient était le décret de Dieu et personne ne devait s'y opposer ou poser des questions qui pourraient le mettre en doute.

L'arrière-fond pré-islamique de la question est important. L'Arabie est un pays où il n'y a pas de saison régulière de pluie. Les nomades qui trouvaient difficilement des pâturages adoptèrent facilement une attitude fataliste. La poésie pré-islamique parlait du Temps (dahr, zamân) ou des Jours (ayyâm) comme d'une force impersonnelle qui déterminait tout, notamment la durée de la vie (ajal) et l'alimentation quotidienne (rizq). D'autre part, les Arabes admiraient les exploits humains, surtout la victoire à la guerre et les regardaient comme des signes d'une capacité héréditaire d'accomplir de grandes choses.

Le Qur'ân retient les notions d'ajal et rizq, mais enseigne que celles-ci sont déterminées par Dieu et non par des forces impersonnelles. (2) Bien que le Qur'ân enseigne que l'homme est responsable de ses actes au Jour du Jugement, il affirme aussi que Dieu peut pardonner ou punir les péchés comme il le veut (2:284; 3:129; 4:48,116; 5:18,40) ou pardonner sur l'insistance des intercesseurs (10:3; 19:87; 20:109; 34:23; 43:86). D'ailleurs, on dit que Dieu guide (ahdâ) ou égare les hommes comme il veut (6:125; 16:93) ou bien les aide à avoir du succès (naªara) ou les abandonne (kha²ala). D'autres versets font de cette guidance ou de cet égarement la conséquence de bonnes ou mauvaises actions antérieures (2:26; 3:86).

Donc, le dilemme était posé: qu'est-ce que la volonté de Dieu? Ce qui arrive dans le monde selon sa prédétermination, même s'il s'agit d'un péché, ou les commandements de Dieu exprimés dans la Sharî`a? Dans un conte raconté par al-Ash`arî, Maymûn avait prêté de l'argent à Shu`ayb et il vint demander à être remboursé. Shu`ayb répondit: "Je vais te rembourser si Dieu le veut". Puis Maymûn dit: "Dieu veut que tu me rembourses"; et Shu`ayb rétorqua: "Si Dieu l'avait voulu, je n'aurais pas pu faire autrement que de te rembourser". On continua à se battre, mettant en lumière le conflit entre la toute-puissance de Dieu et sa bonté.

A l'époque `abbâside, la question du qadar n'eut plus de résonnance politique. Les Mu`tazilites soutenaient la position qadarite qui stipulait que la justice de Dieu exige la liberté de choix de la part des hommes. Ils furent contredits par les Ash`arites qui adoptèrent tout un système atomiste et occasionnaliste pour diminuer la valeur de la création et exalter la toute-puissance de Dieu. Avant de considérer les positions des philosophes, il faut examiner plus en détail la position de l'ash`arisme, qui est l'école dominante de la théologie islamique.

3.2 La théologie Ash`arite

La pensée d'al-Ash`arî fut élaborée et divulgée par ses disciples, surtout par al-Ghazâlî. À partir du quinzième siècle, le divulgateur le plus connu de la pensée ash`arite fut MuŒammad ibn-Yûsuf as-Sanûsî, dont je présente les points suivants. (3)

3.2.1 La Shahâda

La première partie de la Shahâda ou la profession de foi des musulmans, stipule que: "Lâ ilâha illâ llâh" ("Il n'y a pas d'autre divinité que Dieu"). Cet énoncé est au coeur du monothéisme de l'Islam et signifie que Dieu est un et qu'il est unique.

Le monothéisme islamique a des conséquences qui ont une plus grande extension. Les théologiens musulmans aiment lier toutes les croyances de l'Islam aux deux énoncés de la Shahâda: la profession de foi que Dieu est unique et que MuŒammad est son Messager. La Shahâda peut apparaître comme un bon outil mnémotechnique, une méthode pédagogique pour que les étudiants puissent se retrouver dans les nombreux dogmes de la théologie musulmane. Néanmoins, la Shahâda est bien plus qu'une liaison artificielle entre des enseignements disparates autour de ces deux points. Ces mêmes points sont en liaison avec le reste de l'enseignement de l'Islam par une nécessité logique, de façon que le tout de l'Islam reste caractérisé par une remarquable consistance et cohérence. Aucun point de la doctrine ne peut être altéré sans que tout le système religieux de l'Islam ne soit affecté.

Il faut examiner ici les implications logiques de la première partie de la Shahâda telle qu'elle a été élaborée par l'interprétation majoritaire des musulmans au cours de l'histoire. En fait la Shahâda a donné naissance à un monothéisme radical dans la théologie ash`arite; cela peut avoir différentes explications sociologiques, mais le fondement métaphysique de ce monothéisme radical est un usage particulier de l'analogie. Quelle a été exactement cette idée de l'analogie?

3.2.2 L'idée ash`arite de l'analogie

Comme on a vu, la pensée pré-islamique arabe était très occasionnaliste et fataliste, et une tendance qur'ânique la reprend. Dieu peut faire ce qu'il veut parce qu'il est le seul souverain, sans partenaire ni concurrent. Ayant opté pour la toute-pouissance de Dieu à outrance, les Ash`arites trouvèrent un appui convenable dans le néo-Platonisme qui posait un monde des idées comme la réalité véritable, laissant le monde matériel et sensible dans un ombre d'irréalité et presque de néant.

L'analogie de Platon fut ainsi un rapport entre deux termes infiniment disparates; c'est celle qu'on appelle l'analogie d'attribution. Il a fallu qu'Aristote formule une analogie à quatre termes qui nous permet de reconnaître la réalité de chaque élément de la comparaison; on appelle celle-ci l'analogie de proportionalité.

Poursuivant l'exaltation de Dieu au dépens des créatures, les Ash`arites adoptèrent la théorie de Démocrite et d'Epicure qui concevaient le monde comme un essaim d'atomes flottant sans lois—sauf que les Ash`arites ajoutèrent: selon ou sous l'influence de Dieu. (4)

Voyons comment la théologie ash`arite a développé cette interprétation occasionnaliste de la Shahâda, tout en relevant les points de divergence avec les philosophes et les mu`tazilites.

3.2.3 Aucun pouvoir dans les créatures

Comme une variation de la Shahâda, n'importe quel attribut ou nom de Dieu peut être remplacé par "ilâha". Par exemple, "personne n'est fort (qadîr) sauf Dieu"; "personne n'est voyant (baªîr) sauf Dieu". (5) La théologie ash`arite avait utilisé de tels énoncés pour soutenir son enseignement fondamental selon lequel il n'y a aucun pouvoir dans la nature; ou pour être exact, la nature, comme principe d'action, n'existe pas. Seul Dieu agit directement à tout instant à l'occasion de la conjonction de ce qui apparait être une cause et un effet. Ceci est une façon de regarder la relation entre Dieu et les créatures exclusivement sous l'angle de l'analogie d'attribution de Platon, à l'exclusion de l'analogie de proportionnalité d'Aristote. Citons les mots de MuŒammad as-Sanûsî dans son al-`Aqîda al-wus³â: (6)

Pour la même raison, vous êtes conscients de l'impossibilité de n'importe quoi dans le monde de produire n'importe quel effet que ce soit, car ceci entraînerait le retrait de cet effet sous le pouvoir et la volonté de notre majestueux et puissant Protecteur, et ceci nécessiterait le dépassement de quelque chose existant de toute éternité par quelque chose de créé, ce qui est impossible. Par conséquent, un pouvoir créé n'a aucun effet sur le mouvement ou le repos, obéissance ou désobéissance, ou n'importe quel effet universellement, ni directement, ni à travers l'induction (n 35).
Pour cette raison, la nourriture n'a aucun effet sur la satiété ni l'eau sur l'humidification de la terre, la croissance des plantes, ou le lavage, ni le feu sur le fait de brûler, chauffer ou préparer la nourriture, ni l'abri ou l'habillement sur la couverture ou la protection contre la chaleur ou la froid, ni les arbres sur l'ombrage, ni le soleil et le reste des corps célestes sur l'illumination, ni un couteau sur le fait de couper, ni l'eau froide pour diminuer la chaleur d'une eau chaude, comme l'eau chaude ne peut pas diminuer l'intensité de la froideur dans l'eau froide. Nous concluons par analogie à ces exemples que n'importe quand, si Dieu agit d'une manière ordinaire, il fait que quelque chose existe à l'occasion d'une autre. Sachez donc que tout vient de Dieu dès le début, sans que les choses qui l'accompagnent soient des intermédiaires ou aient aucun effet, ni en vertu de leur nature, ni par pouvoir ou par une singularité placée en cette chose par Dieu, comme le commun des ignorants le pensent. Plus d'un imâm digne de foi a fait comprendre que quiconque enseigne ou croit que les choses produisent un effet quelconque par leur nature est un non-croyant (n 39).

Le manque total de pouvoir dans les créatures s'applique aussi au choix de l'homme. Le même as-Sanûsî maintient que l'homme a un "pouvoir" de choisir, mais que ce pouvoir n'a aucun effet sur son acte quel qu'il soit. Cela lui donne seulement un sentiment de bien-être, de liberté, bien que dans la réalité, il soit forcé de faire quelque chose (n 37). Dieu récompense la justice et punit la désobéissance par sa propre et libre décision, non parce qu'il est tenu par une obligation de justice (n 38).

La position d'as-Sanûsî est en parfait accord avec la tradition théologique des ash`arites, bien que des textes du Qur'ân puissent être cités en faveur à la fois de la liberté humaine et de la détermination divine. (7)

L'expression populaire de cet enseignement est la doctrine du qadar ou déterminisme, qui dans ses origines remonte à la tradition arabe pré-islamique. Qadar s'applique en premier lieu au terme qui signifie la durée de vie de quelqu'un (ajal) ou l'alimentation quotidienne de quelqu'un (rizq), mais aussi au choix humain, que la pensée ash`arite, en dépit des subterfuges de kasb (acquisition, imputation de l'acte à l'homme), place fermement sous la détermination de Dieu. (8)

Une position extrême fut prise par al-Bâqillânî qui, à la suite de Démocrite, niait l'existence de la nature ou d'une unité naturelle, et disait que toutes choses ne sont plus que des formations accidentelles d'atomes minuscules qui n'ont pas de continuité dans l'espace ou dans le temps, mais qui cessent d'exister et sont re-crées à chaque instant successif.

3.2.4 Absence d'éthique philosophique

Le prochain pas dans le processus logique serait de nier la validité d'une éthique philosophique. Si le monde naturel n'a aucune conduite régulière qui lui est propre, nous ne pouvons pas considérer la nature humaine et dire que quelque chose est bon ou mauvais pour elle, parce que tout cela dépend de la libre décision de Dieu. Les décisions libres de Dieu telles que révélées dans le Qur'ân et le ¥adîth sont connues sous le nom de Sharî`a. Citons encore al-`Aqîda al-wus³â:>

Il est impossible au Très Haut de déterminer un acte s'il est obligatoire ou défendu... pour raison d'objectivité, car toutes les actions sont égales pour autant qu'elles sont ses créations et ses productions. C'est pourquoi la spécification de certaines actions comme obligatoirs et d'autres comme défendues ou avec n'importe quelle autre détermination prend place par son libre arbitre, qui n'a pas de cause. L'intelligibilité n'a pas de place là-dedans; cela ne peut être connu que par la loi révélée. (n 19)

En d'autre mots, Dieu ne commande pas une chose ou ne la défend parce que c'est bon ou mauvais, mais c'est bon ou mauvais parce qu'il le commande ou le défend.

3.2.5 Absence de charisme divin dans l'homme

L'usage de l'analogie d'attribution en excluant celle de proportionnalité signifie aussi que les hommes n'ont aucune part dans la vie divine ou dans ses attributs. Dans l'Islam, il n'y a pas les conceptions chrétiennes de "nouvelle vie", de "régénération" ou de "grâce sanctifiante". Il y a seulement la fi³ra, l'homme naturel tel que créé par Dieu, qui se distingue seulement par la piété (taqwa) ou l'adhésion de foi à l'alliance (mîthâq) entre Dieu et Adam avec ses descendants. (9) Ainsi la différence fondamentale entre les hommes se situe entre les croyants et les non-croyants, tous les croyants étant fondamentalement égaux bien qu'ils puissent avoir une quantité différente de bonnes actions à leur crédit.

La même égalité civile s'applique aux gouvernants et aux gouvernés. Personne n'a le droit divin de gouverner (sauf que les shî`ites croient que `Alî et les imâms désignés pour lui succéder sont un peu supérieurs aux autre hommes), mais tout le monde a le devoir et le droit de "commander le bien et de défendre le mal". (10) Même les musulmans qui se conduisent mal ont l'obligation de corriger l'inconduite des autres, car l'obligation d'éviter le mal et l'obligation de l'interdire sont distinctes, et quelqu'un qui omet une obligation n'en est pas pour autant excusé d'en accomplir une autre. (11) Un imâm et les autres agents de la loi sont nécessaires et ont droit à l'obéissance, car le Qur'ân stipule que "obéissez à Dieu, obéissez au Messager et à ceux d'entre vous détenant l'autorité" (4:59) Mais les fonctionnaires qui remplissent des tâches publiques (far² al-kifâya) ne dispensent pas complètement les autres musulmans de ces obligations. Etant donné que tous sont sous l'autorité de la Sharî`a, si un des fonctionnaires est négligent dans le respect de celle-ci, n'importe quel musulman a le devoir, selon ses capacités, de le corriger, ou si la faute est sérieuse, de monter un coup pour le renverser.

La logique de la Shahâda, suivant une exclusivité dans l'usage de l'analogie d'attribution, demande aussi que les prophètes eux-mêmes n'aient aucune prérogative en s'élevant au-dessus de leurs concitoyens. Dans la théologie ash`arite, le don de prophétie n'est pas un don permanent à la disposition d'un prophète, mais c'est seulement Dieu qui agit à travers lui, quand il veut révéler quelque chose.

Ceci, c'est le l'Ash`arisme strict, mais non, bien sûr, la croyance populaire de l'Islam. On n'a qu'à examiner la littérature du Mawlid (fête de la naissance de MuŒammad) pour se rendre compte que MuŒammad est considéré comme l'Alpha de la création divine—la lumière qui a été créée avant toute chose—et l'Oméga qui introduira par son intercession les élus au Paradis au dernier jour.

Un saint (walî) également n'a aucun don qui le distingue des autres hommes. Il est seulement purifié de son égoïsme croissant pour retourner à son innocence originelle (fi³ra) afin de se rapprocher de Dieu. Il n'est pas question d'une "union avec Dieu" ou de Dieu "demeurant en lui", en dépit de la tendance ªûfiste à affirmer ceci.

La vision islamique de l'inspiration scripturaire suit aussi cette idée que l'homme ne peut avoir aucun charisme divin. Au sens large du mot causalité, un musulman peut dire que Dieu est l'auteur de tous les livres, mais au sens spécial de communication de la révélation l'homme ne peut pas coopérer. Dire que MuŒammad est l'auteur du Qur'ân, si peu que ce soit, impliquerait que le Qur'ân est d'autant moins inspiré. La coopération impliquerait une division de la causalité sur une base de pourcentage. Quel que soit le pourcentage, cette manière de répartir la rédaction du Livre Sacré n'est acceptée, ni par les musulmans, ni par les chrétiens. L'idée d'une causalité subordonnée par laquelle Dieu serait la première cause de tous les effets, et l'homme la cause secondaire de tous les effets n'a jamais été considérée par la théologie ash`arite. Ceci explique pourquoi les musulmans ont tant de difficulté à accepter l'idée chrétienne que Dieu est à 100% l'auteur du livre sacré et qu'à un autre niveau, l'homme en est aussi à 100% l'auteur.

3.3 La théologie mu`tazilite

Les mu`tazilites en général étaient unanimement opposés au déterminisme, mais pas pour les mêmes raisons. Pour la majorité, c'était simplement une question de défendre la justice de Dieu, car il ne serait pas juste pour lui de récompenser ou de punir quelqu'un qui n'était pas libre et responsable de ses actions. Mais pour Mu`ammar et an-Na¹¹âm, c'était une question de reconnaître la causalité naturelle.

Par opposition aux Ash`arites, les mu`tazilites affirmèrent que le bien ou le mal sont innés dans les choses elles-mêmes, et c'est pour cela que ces choses sont défendues ou commandées. Par ailleurs, le bien et le mal peuvent être connus même sans la Sharî`a (12)

3.4 Les philosophes

Opposée à la position précédente il y a la conception platonicienne des philosophes qui soutient que les hommes et les anges sont classés selon différents rangs en rapport avec l'excellence de leur nature. Les prophètes sont simplement des hommes qui, de par leur intelligence supérieure, peuvent comprendre les choses divines.

3.4.1 Al-Kindî

Les philosophes arabes ont admis la réalité de la nature et de ses pouvoirs. Cette position était claire depuis al-Fârâbî, mais al-Kindî semble avoir hésité: Dans sa Risâla fî l-fâ`il al-Œaqq al-awwal at-tâmm wa-l-fâ`il an-nâqiª alladhî huwa bi-l-majâz, comme le titre indique, il assigne la vraie causalité à Dieu seul, qui agit sans qu'un autre agisse sur lui, tandis que toute autre chose est appelée "cause" par voie de métaphore, puisque celles-ci agissent par le fait qu'un autre agit sur elles. Néanmoins, dans son Kitâb fî l-ibâna `an al-`illa al-fâ`ila al-qarîba l-l-kawn wa-l-fasâd il explique que diverses choses sont causes (asbâb wa-`ilal) l'une à l'autre. Les corps célestes, dans le changement constant de la configuration de leurs positions sont les causes proches de tous les changements de saisons et des variétés de temps, ainsi que de toute la vie d'ici-bas. S'ils sont les causes même de la vie humaine, raisonne al-Kindî dans sa Risâla tî l-ibâna `an sujûd al-jirm al-a`qªâ wa-³â`ati-hi li-llâh `azza wa-jalla, ils doivent être vivants eux-mêmes et intelligents. Quant aux pouvoirs sensitifs, ils n'ont que la vision et l'audition; les autres sens sont superflus, parce qu'ils sont au service de la nutrition, qui implique la corruptibilité, qui est exclue des corps célestes.

Tout en soutenant la causalité dans la nature, al-Kindî, comme la plupart des philosophes arabes, opta en principe pour un déterminisme cosmologique. Ceci est emprunté de quelques commentateurs grecs d'Alexandrie, qui avaient soutenu que l'ensemble des positions des planètes détermine chaque événement dans ce monde, et qu'ainsi les intelligences des sphères connaîtraient à l'avance tout ce qui va arriver. Al-Kindî accepta les principes de ce déterminisme dans un cosmos émanant de Dieu, lui attribuant même non seulement la diversité physique des peuples mais aussi leur niveau d'intelligence et de disposition morale. (13) En discutant des causes et des remèdes de la tristesse, il explique que tout qui arrive à l'homme vient de Dieu par sa volonté; il nous a prêté tout ce que nous avons, et il peut librement le retirer. (14)

3.4.2 Ibn-Masarra

Ibn-Masarra distingue deux sorts de qadar. Du premier il dit:

Les exemplaires des choses et leur déterminations se situent au dessus de tout mouvement. Ils se trouvent dans le livre-mère, et ne subissent aucun changement, substitution ou déplacement.

De ceux-ci se dérivent les décisions detaillées (al-qa²âyâ al-mufaªªala), qui sont sujettes au changement et à l'exception. La prière est utile face à cette sorte de détermination, mais non face à la première. (15)

3.4.3 Al-Fârâbî

Al-Fârâbî, dans une longue discussion sur les choses possibles du monde d'ici-bas, (16) ne donne aucune indication que celles-ci soient déterminées par des causes supérieures. De même dans ses autres ouvrages. Dans son traité sur l'influence des corps célestes, (17) il prend une position ferme: Une grande partie des événements dans ce monde arrivent par hasard (ittifâq), et n'ont pas des causes déterminées; ils ne sont alors pas sujets de preuves scientifiques, et tout ce qu'on peut dire sur eux est conjectural, sans aucune certitude. En disant cela, al-Fârâbî ne nie pas la providence divine (`inâya); il dit ailleurs que Dieu a soin pour tout l'univers et que sa providence universelle s'étend dans tous les détails de l'univers. (18) Mais la providence est un thème qu'al-Fârâbî ne développe pas, dans un souci d'éviter le déterminisme.

Comme al-Fârâbî prend une position moyenne sur l'influence des corps célestes et la possibilité de prédire les événements d'ici bas, de même il prend une position moyenne à l'égard de l'alchimie, dans son Risâla fî wujûb ªanâ`a al-kimiyyâ, où il condamne également ceux qui rejettent cette science et ceux qui y croient trop.

3.4.4 Miskawayh

En soulevant la question de l'efficacité de la prière, Miskawayh affirme l'immutabilité de Dieu et dit qu'une prière est exaucée parce qu'elle nous détourne des distractions de ce monde et nous ouvre à l'influence du Créateur. (19)

3.4.5 Ibn-Sînâ

Ibn-Sînâ, d'autre part, prend une position clairement déterministe. Toutefois ce n'est pas Dieu qui détermine les choses directement, mais il agit par des intermédiaires:

Celui qui existe nécessairement influence les intellects; les intellects influencent les âmes [célestes]; les âmes influencent les corps célestes.. Les corps célestes influencent ce monde sublunaire, et l'intellect spécial de la sphère lunaire infuse la lumière par lequel l'homme est guidé dans l'obscurité de sa recherche des choses intelligibles. (20)

En particulier, les âmes séparées des prophètes ou des hommes saints peuvent accorder des bienfaits à ceux qui s'approchent d'eux par une visite à leurs tombeaux, en leur octroyant des biens désirés ou en leur enlevant des maux ennuyeux. (21)

Dans son Najât, Ibn-Sînâ discute la question de la nécessité qui résulte de cette structure cosmologique. (22) Il distingue entre Dieu, qui est son existence et existe nécessairement (wâjib al-wujûd), et toute autre chose qui ne s'identifie pas avec son existence, et pour cela est "possible" (mumkin) en soi-même. Puis il dit que tout ce qui est possible en soi-même est nécessaire par un autre, c'est-à-dire par sa cause immédiate ou la cause première. Il présente le raisonnement qu'il est nécessaire hypothétiquement que ce qui existe ne soit pas inexistant. Mais il ne fait pas la distinction de Saint Thomas entre ce qui est nécessaire par un autre dans le sens qu'il n'a pas de puissance matérielle et ce qui est essentiellement contingent parce que matériel, quoi qu'il soit nécessaire en référence à la cause première qui détermine toutes les choses sans ôter leur contingence intrinsèque.

Dans son Shifâ' Ibn-Sînâ est plus nuancé. (23) "Les choses cachées (mughayyabât) contingentes ne sont complétées que par un mélange des choses célestes—que peut-être nous pouvons énumérer—et des choses terrestres qui précèdent et suivent les événements, qu'elles soient des causes actives ou passives, naturelles ou volontaires; elles n'arrivent pas par des causes célestes uniquement." (24) Personne ne peut savoir tous ces facteurs, et pour cela nul ne peut prétendre connaître les événements futurs cachés, sauf s'il reçoit une illumination spéciale d'en haut, c'est-à-dire de l'intellect agent (dont on va parler plus tard).

Ainsi, en dépit d'un déterminisme de chaque événement à travers des cause cosmiques secondaires, Ibn-Sînâ réjette l'astrologie et la magie populaire. (25)

En effet, pour Ibn-Sînâ, "la connaissance elle même est puissance" qui donne nécessité à ce qui provient de lui, et "le fait qu'il connaît l'ordre bon et choisi de l'univers est le fait qu'il est puissant". (26) Tout ce qui passe a une cause, et provient en dernière analyse de la cause primaire. C'est pour cela que tout ce qui arrive par hasard (ittifâq) est nécessaire (wâjib) par rapport à Dieu. (27)

Même les choix de la volonté humaine (al-ikhtiyârât) sont déterminés. (28) Ceux-ci proviennent des causes terrestres ou célestes ou d'un mélange des deux. Ce qui arrive par hasard provient des causes naturelles ou volontaires, et "ce qui n'est pas nécessaire n'existe pas" (mâ lam tajib lam tûjad). (29) Dans sa Risâla al-qa²â' wa-l-qadar, Ibn-Sînâ utilise les mêmes arguments et conclut ainsi:

Conclue de tout ce qu'on a dit que ta volonté est forcée et tes actions sont les conséquences [des causes]. Tu peux échapper à ton erreur [si tu comprends] que si elle n'est pas forcée, elle est comme forcée. Si le mot "forcée" n'avait pas le sens de supporter ce qu'on déteste, je dirai que tu es forcé. Car si tu n'es pas forcé, tu es comme forcé. Ceci ne fait aucune différence si on considère la grandeur du Créateur. (30)

Dans les Ta`lîqât Ibn-Sînâ dit que "l'âme est forcée avec l'apparence d'avoir le libre choix (mu²³arra fî ªûra mukhtâra); seul Dieu est vraiment libre. (31)

Tout l'univers est construit avec un ordre étroit entre les causes, mais l'intellect humain ne peut pas comprendre cet ordre, et il doit se soumettre avec humilité aux desseins divins. (32)

Si "toutes les choses sont nécessaires par rapport à leurs principes premiers," pourquoi ne sont elles pas toujours existantes? Ibn-Sînâ répond à ce problème dans la Ta`lîqât en disant que l'émanation de Dieu est constante et invariable, mais la disposition de la matière pour recevoir cette émanation est variable. (33)

Dans son Sirr al-qadar Ibn-Sînâ répond à l'objection que les commandements et les interdictions, la récompense et la punition sont superflues si le qadar inclut les choix humains. Il dit que les commandements sont des incitations au bien pour ceux qui sont déjà déterminés à faire le bien; ainsi ils sont des moyens du qadar, et sans les commandements le mal moral dans le monde serait le double de ce qu'il est. Quant aux récompenses et aux punitions, elles sont les conséquences automatiques de l'état de l'âme au moment de quitter ce monde. (34)

Ibn-Sînâ répond aussi à l'objection que l'usage de la médicine est superflu:

La vérité est qu'il n'y a pas d'affaiblissement ou de santé, de maladie ou de guérison sinon par Dieu le Très-Haut. Mais il a constitué une cause pour tout. De toute maladie (dâ') il y a un remède (dawâ'). Si dans sa détermination et décision il y a un remède à la maladie, l'homme, son servant, agit en conformité avec sa volonté et désir [en l'utilisant]. Dieu a préparé les causes de guérison et a simplifié et facilité l'accès au remède, en faisant de lui une cause du guérison de sa maladie. (35)

Dans les Ta`lîqât Ibn-Sînâ répond à l'objection que si Dieu détermine tout, la prière est superflue: Dieu a déterminé que la prière soit la disposition pour recevoir ce qu'il veut donner. Ce n'est pas nous qui bougeons le ciel, mais Dieu nous fait prier. Et quand nous prions nous recevons de Dieu un pouvoir qui est l'instrument capable de mouvoir les éléments pour notre bien-être. (36)

Le bien et le mal ne sont pas déterminés de la même manière. "Son essence cause le bien par son contact ou influence; elle cause le mal en se séparant ou en retirant son influence des choses. (37) Dans sa Risâla tafsîr al-mu`awwidha al-ûlâ (sûra 113), Ibn-Sînâ précise que la première chose qui sorte de Dieu est son qa²â'; celui-ci concerne le monde céleste; il est parfait et le mal n'y entre pas. Mais du qa²â' sort le qadar, c'est-à-dire le monde terrestre; parce que les choses de ce monde sont matérielles, elles admettent le mal comme un adjoint (mu²âf). Dieu veut le bien directement, et le mal indirectement et par accident. (38) Le bien et le mal, ainsi que les différences de perfection entre les individus, sont à attribuer aux divers niveaux de la préparation de la matière pour recevoir, parce que l'effusion de la bonté divine est toujours égale. (39) Puisque Dieu, pour Ibn-Sînâ, n'a rien à faire directement avec la matière, la question d'une libre détermination d'inégalité de la part de Dieu ne se pose pas.

Si le bien de l'univers justifie le mal individuel, Ibn-Sînâ défend en particulier la sagesse de la mort des hommes. En dehors du fait qu'elle est un passage à une vie meilleure, s'il n'y avait pas la mort, la terre serait rempli d'hommes et il n'y aurait pas de place pour vivre. (40)

Ibn-Sînâ décrit le mal comme "l'obscurité de la privation" (¹ulma al-`adam) (41) ou tout simplement une non-entité, (42) sans la notion précise de "privation", qui est la clé de la doctrine d'Augustin et de Thomas d'Aquin sur le mal. Dans la Ta`liqât Ibn-Sînâ donne deux sens de la privation (`adam): "ce qui est en puissance à sortir en acte," et "la privation totale d'une forme... comme l'homme est la privation du cheval." (43) Ainsi il confond privation avec la puissance ou la matière, (44) ou avec la contrariété. Mais il la distingue de la pure négation (salb), comme tout ce qui manque de la vision n'est pas aveugle. (45)

Dans l'homme, Ibn-Sînâ explique que le mal provient des puissances végétatives et sensitives, qui sont les ennemis à qui la sûra 113 fait allusion, bien que ces puissances puissent aussi être mises au service de l'intellect. Le diable est un ennemi aussi, et dans ce cas-là le mal peut entrer même dans le qa²â' divin. (46) Dans Risâla tafsîr sûra an-nâs (sûra 114) Ibn-Sînâ continue d'allégoriser les esprits mauvais, en y voyant l'imagination et les sens intérieurs (al-jinna) et extérieurs(an-nâs). (47) DansRisâla fî bayân al-mu`jizât wa-l-karâmât wa-l-a`âjîb, il dit que lesjinn ne sont que le produit de l'imagination, mais les anges sont réels. (48)

Sur la providence, Ibn-Sînâ dit qu'elle s'étend à toute chose dans son individualité, qu'elle soit bonne ou mauvaise. Comme les auteurs chrétiens, Ibn-Sînâ explique que dans la providence divine le mal a sa place pour le bien supérieur de l'univers. (49)

3.4.6 Ibn-Gabirol

L'identification par Ibn-Gabirol's du Logos avec la Volonté donne à son univers une empreinte volontariste. La Volonté entoure et impose la nécessité à toutes les choses inférieures, mais elle est limitée par la disposition de la matière à accepter l'influence positive de la Volonté. (50)

Seules les créatures spirituelles (i.e. intelligentes) peuvent agir; les créatures corporelles ne font que subir l'action de la Volonté. (51)

3.4.7 Ibn-Rushd

Ibn-Rushd, enfin, revient à une position moins déterministe. Dans son grand commentaire sur la Métaphysique d'Aristote, il dit:

La providence de Dieu s'étend à tous les existants, et ceci consiste dans la conservation de leurs espèces, puisqu'il est impossible de les conserver individuellement. Mais ceux qui sont de l'opinion que la providence de Dieu s'attache à chaque individu ont raison en partie et ils ont tort en partie. Ce qui est vrai, c'est que chaque individu appartient à une espèce, et dans ce sens il est vrai que Dieu étend sa providence sur les individus, mais d'avoir providence sur les individus en tant qu'individus est contraire à la bonté divine. (52)

Plus loin il dit que "la providence existe certainement, et ce qui arrive en dehors de la providence provient de la nécessité de la matière et non d'une déficience de l'agent." (53) Le petit commentaire, Talkhîª ma ba`d a³-³abî`a, ne prend pas de position claire, mais il attribue à Alexandre d'Aphrodisias l'opinion que la providence ne s'étend qu'aux espèces. (54) DansManâhij al-adilla la providence est liée avec la formation(ikhtirâ`) des choses, sans distinction entre espèce et individus, (55) mais quant au qadar il accepte que tout est déterminé par des causes extérieures intermédiaires, dépendant de Dieu comme première cause. Même la volonté humaine est ainsi déterminée, comme Ibn-Sînâ l'avait dit auparavant. (56) Ibn-Rushd souligne la causalité divine dans l'univers:

Il n'y a d'agent que Dieu—le Béni et Très-Haut—et les autres causes en dehors de lui, qu'il domine, ne sont des agents que métaphoriquement, puisqu'elles n'existent que par lui et c'est lui qui les a constituées comme causes. Et c'est lui qui les conserve en existence et en action. Il conserve aussi leurs effets après leur action et il forme les substances [de ces effets] quand ces causes leur sont appliquées. C'est ainsi qu'il les conserve en elles-mêmes, et sans cette conservation divine elles cesseraient d'exister instantanément. (57)

En quoi consiste cette conservation, puisque Ibn-Rushd rejette la distinction entre essence et existence, et donc aussi la contingence des créatures? Il explique que c'est par l'ordre de l'univers, avec chaque corps céleste défini dans sa grandeur, sa position et sa vitesse.

Si par supposition un de ces corps était enlevé ou placé dans une autre position, ou s'il aurait un autre taille ou une autre vitesse que celle ordonnée par Dieu, toutes les choses existantes sur la terre cesseraient d'exister, parce que c'est ainsi qu'il a constituté leurs natures. (58)

C'est dans la même façon qu'il faut comprendre Ibn-Rushd quand il dit: "Le nom de Créateur(khâliq) n'est pas partagé par la créature, ni par une forme de métaphore prochaine ou lointaine." (59) Cela ne nie pas la causalité intermédiaire.

Ibn-Rushd rejette comme sciences l'astrologie, la chiromancie, la divination, l'art des talismans, et l'alchimie. (60) Il admet la possibilité des miracles, mais il définit un miracle comme ce qui est possible en lui-même, mais impossible à l'homme ordinaire. (61) Meilleur que les miracles dans la nature est le miracle d'annoncer les choses cachées auprès de Dieu(al-ghuyûb), c'est-à-dire le vrai enseignement. (62) Ailleurs il définital-ghayb comme "ce qui va exister dans le futur ou ce qui n'existe pas". (63)

Comme on a vu, Ibn-Rushd soutient la causalité de la nature contre les Ash`arites. Les miracles sont possibles parce qu'une cause peut être empêchée. (64) Contre les Ash`arites qui soutiennent un indéterminisme total de la part de la nature, disant que la régularité de la nature n'est que l'action habituelle de Dieu, Ibn-Rushd se demande ce que c'est l'habitude(al-`âda)? Dieu ne peut pas avoir une habitude, qui est quelque chose d'acquis et d'ajout à la nature; parmi les créatures seules celles qui sont animées peuvent l'avoir. En effet, les Ash`arites, en méconnaisant la nature, méconnaissent ce qu'est un miracle. (65) D'autre part:

On ne doit avoir aucun doute que ces choses existantes agissent l'une sur l'autre; mais elles ne sont pas auto-suffisantes dans cette action; elles la font par un Agent extérieur dont l'action est une condition non seulement de leur action, mais aussi de leur être. (66)

Mais il n'est pas exclu que le Premier Agent agisse par des intermédiaires.

Pour la question du mal, quoiqu' Ibn-Rushd n'essaie pas de donner une définition du mal, il dit qu'il est exceptionel et il est pour le bien de l'univers; il propose les effets bons et mauvais du feu comme exemples. Ibn-Rushd insiste que le bien et le mal moral existent et sont déterminables par la raison indépendamment de la révélation. (67) Il critique les Ash`arites:

Ils soutiennent qu'il n'y a rien qui soit juste en soi-même, et rien qui soit injuste en soi-même. C'est l'absurdité extrême qu'il n'y ait rien de bon ou de mal en soi-même, car la justice est connue par elle-même comme bonne, et l'injustice comme mauvaise. Il est injuste en soi-même d'adorer autre chose que Dieu, et non simplement un tort du point de vue de la révélation. [Selon eux,] si la révélation disait qu'il faut croire en plusieurs dieux cela serait juste, et si elle prescrivait la désobéissance cela serait juste. Mais ceci est contre la révélation et contre la raison. (68)

3.4.8 Moshe ben Maimon

Moshe ben Maimon traite de la détermination sous le titre de la providence divine. Il se refère d'abord à cinq opinions sur ce sujet:

(1) Empédocle pensait qu'il n'y a pas de providence, mais seulement le hasard.

(2) Aristote et Alexandre d'Aphrodisias pensaient que la providence couvre tout dans le monde céleste, mais dans le monde terrestre de la génération et la corruption elle ne s'étend qu'à la conservation des espèces dans le monde terrestre, et non aux individus comme tels.

(3) Les Ash`arites disent que rien n'arrive par hasard, mais que tout est planifié et déterminé par la volonté de Dieu. Ainsi tout est ou nécessaire ou impossible, et rien est possible.

(4) Les Mu`tazilites disent que l'homme est libre, mais que la providence de Dieu touche tout le détail de la nature. Ils croient que le mal qu'on souffre dans ce monde sera récompensé dans la vie future; ceci s'applique aussi aux animaux.

(5) Le Torah enseigne que l'homme a une volonté libre, et on ne peut pas attribuer à Dieu une intention mauvaise(jawr). Dans ce monde, la providence s'étend à chaque individu de la race humaine, mais seulement aux espèces des autres choses. La providence est plus active avec les prophètes, et avec les autres selon le niveau de leur perfection. (69)

Un enseignment particulier de Moshe ben Maimon est que chaque homme obtient ce qu'il mérite, même si parfois nous ne comprenons pas comment. Quant à la possibilité que les innocents souffrent, il dit: "La question de l'epreuve est difficile. En fait elle est le plus grand problème dans la Loi." Mais il n'admet pas que même Job ait souffert dans l'innocence. Dans son exegèse du livre de Job, il identifie les interlocuteurs avec les diverses positions philosophiques:

(1) La position de Job, que Dieu fait suffrir les bons et les mauvais indifféremment, niant ainsi la providence pour les hommes individuels—c'est la position d'Aristote.

(2) La position d'Eliphaz, que Job méritait tout ce qu'il a souffert, est celle de la Loi juive.

(3) La position de Bildad, que si Job souffre tant malgré son innocence il sera recompensé dans la vie future, est celle des Mu`tazilites.

(4) La position de Zophar, que tout ce qui est arrivé à Job vient de la volonté arbitraire de Dieu, et on de doit pas chercher une raison, est celle des Ash`arites.

(5) Elihu repète les positions des autres opposants à Job, et continue à expliquer que Dieu est juste, mais il n'est pas obligé de traiter les hommes comme nous attendons, parce que sa sagesse dépasse notre entendement. (70)

3.5 Thomas d'Aquin

Contre l'ash`arisme, particulièrement celui d'al-Bâqillânî, Thomas enseigne que Dieu préserve la continuité d'existence des choses, étant donné que l'être des choses dépend directement de lui. (71) Contre les philosophes, il dit que nul intermédiaire peut ne conférer l'acte d'existence. (72) Avec les Ash`arites, il maintient que Dieu est la cause de l'action de toutes choses, puisqu'elles dépendent toutes constamment de lui pour leur existence. (73)

D'autre part, Thomas insista que les créatures ont leur propre causalité. En prenant cette position il s'oppose non seulement aux Ash`arites mais aussi à Ibn-Sînâ qui attribue la génération de toutes les choses de ce monde à l'intellect agent comme donateur des formes. L'occasionalisme ash`arite va contre l'évidence des sens qui témoignent que des effets définis proviennent régulièrement de choses définies. Et au lieu d'exagérer la toute-puissance de Dieu, il dit que le pouvoir de Dieu se manifeste dans la perfection et la fécondité de ce qu'il fait, et non dans leur pauvreté et stérilité. Et, comme object Ibn-Rushd, une telle position nie l'ordre d'inter-dépendence des choses de l'univers et par conséquent la sagesse de Dieu. Ainsi on doit admettre la causalité des créatures non seulement en produisant des effets accidentels, comme la chaleur, mais aussi la génération des choses semblables. (74)

Ces effets sont attribuables à la fois aux causes naturelles et à Dieu selon l'ordre de subordination des causes secondaires à la cause primaire. Il n'est pas question, comme les Ash`arites et même les Mu`tazilites imaginaient, d'une répartition de la causalité entre créature et Créateur, avec l'implication d'une soustraction à l'omnipotence divine.

Au fond, on peut encore attribuer la position ash`arite à une notion platonicienne d'analogie, c'est-à-dire de l'analogie d'attribution, à l'exclusion de celle de proportionnalité. (75) Comme Platon voyait que le monde sensible n'est qu'une ombre ou un reflet presque irréel du monde des formes intelligibles, ainsi les Ash`arites minimisaient la nature pour exalter Dieu.

Ces positions sont-elles nécessaires à l'Islam? Les circonstances historiques ont contribué à leur développement, et une direction différente est théoriquement possible. Les Mu`tazilites voulaient reconnaître aux créatures un pouvoir que Dieu leur a donné pour agir, mais ils se trouvèrent dans l'incapacité de présenter une rationalisation cohérente et consistante de leur position, quoiqu'elle soit raisonnable en elle-même. La pensée mu`tazilite a trouvé un écho et une expression chez un penseur moderne, MuŒammad `Abduh, (76) et elle est populaire dans des cercles musulmans modernes qui s'opposent à tout fatalisme. Mais la plupart de ces auteurs n'offrent aucune explication sur l'aspect philosophique de la question.

Certainement, différentes tendances de pensée sur ce sujet ont été tolérées dans le christianisme dans le cadre de l'orthodoxie. Plus nous méditons sur Dieu et sur ses perfections, plus nous pensons en termes d'analogie d'attribution. Plus nous considèrons notre immersion dans ce monde, plus nous pensons en termes d'analogie de proportionnalité. Un équilibre de points de vue complémentaires peut être bien reçu par le consensus de la communauté musulmane.



1. Voir W.M. Watt,The formative period of Islamic thought, ch. 4; L. Gardet,Dieu et la destinée de l'homme, chs. 1-4; H.A. Wolfson, The philosophy of the Kalâm, chs. 6-8.

2. Cf. Q. 45:23-25; 57:22.

3. Voir J. Kenny,Muslim theology as presented by M. b. Yûsuf as-Sanûsî, especially in his al-`Aqîda al-wus³â.

4. Pour une étude détaillé de cette question cfr. J. Kenny, "Islamic monotheism: Principles and consequences."

5. Voir M. as-Sanûsî,al-`Aqîda aª-Àughrâ, et al-Ghazâlî, al-Maqªad al-asnâ fî sharŒ asmâ' Allâh al-Œusnâ, p. 47.

6. Les références àal-`Aqîda al-wus³ â sont tirées de mon Muslim theology as presented by M. b. Yûsuf as-Sanûsî, especially in his al-`Aqîda al-wus³ â.

7. Cfr. J. Jomier, "La toute-puissance de Dieu et les créatures dans le Coran".

8. Cfr. W.M. Watt, The formative period, pp. 88-90, 191-195.

9. Cfr. Qur'ân 20:115; 7:172 etc.

10. Cfr. Qur'ân 3:104 etc.

11. Cfr. M. as-Sanûsî,SharŒ al-wus³ â, f.82b.

12. Cfr. M. Valiuddin, "Mu`tazilism", ch. 10 en M.M. Sharif,A history of Muslim philosophy, I, p. 201.

13. Cfr. al-Kindî,Kitâb fî l-ibâna `an al-`illa al-fâ`ila al-qarîba li-l-kawn wa-l-fasâd, 225-6.

14. Risâla fî Œ îla li-daf` al-aŒ zân, n. 6.

15. Khaw⪪ al-Œurûf, 99, 106.

16. As-Siyâsa al-madaniyya, pp. 56:13-65.14.

17. Nukat fî-mâ yasihh wa-lâ yasihh fî ahkâm an-nujûm.

18. Al-jam bayn ra'yayn al-hakîmayn, pp. 25:27-26:3.

19. Faª l âkhar min kalâmi-hi, p. 194.

20. Risâla az-ziyâra wa-d-du`â', p. 34; cfr. Ta`lîqât, p. 130.

21. Ibid., p. 35.

22. Qism 3, maqâla 2, éd. M. Fakhrî, pp. 262-3; voir aussi Fuª ûª al-Œ ikma, 6.

23. Al-Ilâhiyyât, maqâla 10, faª l 1.

24. Ibid., p. 440.

25. Cfr. Risâla fî ib³âl aŒkâm an-nujûm.

26. `Uyûn al-Œikma, 52.

27. Ta`lîqât, p. 115.

28. Fuª ûª al-Œ ikma, 48-49.

29. AŒwâl an-nafs, ch. 13.

30. Pp. 59-60.

31. P. 53.

32. Ibid.

33. P. 29.

34. Pp. 303-305.

35. Naª â'iŒ al-Œ ukamâ' li-l-Askandar, p. 297,

36. Pp. 47-48.

37. `Uyûn al-Œ ikma, 52-53.

38. On voit la même explication enar-Risâla al-`arshiyya, p. 16-18.

39. Cfr.Risâla fî s-sa`âda, pp. 7-8;Ta`lîqât, p. 62.

40. Risâla fî l-mawt, pp. 383-384;Ta`lîqât, pp. 46-47.

41. Ibid., p. 25.

42. Sirr al-qadar, p. 304.

43. P. 30.

44. Commeibid., p. 32.

45. Ibid., p. 36.

46. Tafsîr sûra al-falaq, p. 29.

47. Pp. 31-32.

48. P. 413; de même enRisâla ¥ayy ibn-Yaq¹ ân, et en Jâmi` al-badâ'i`, p. 413.

49. `Uyûn al-masâ'il, 22; de même Sirr al-qadar, p. 303; cfr. Ta`lîqât, pp. 157, 159.

50. Maqôr Œ ayyîm, 5:19,86.

51. Ibid., 3:16; 5:57.

52. Tafsîr mâ ba`d at-tabiyya, p. 1607; cfr. Tahâfut, II, p. 759.

53. Tafsîr mâ ba`d a³ -³ abî`a, p. 1715.

54. Pp. 160-164.

55. Pp. 65-70.

56. Pp. 134-143.

57. Manâhij al-adilla, pp. 139-140.

58. Ibid., p. 140.

59. Manâhij al-adilla, p. 142.

60. Tahâfut, II, pp. 768-769.

61. II, pp. 775-776.

62. II, p. 776.

63. Manâhij al-adilla, p. 138.

64. II, pp. 783-784.

65. II, pp. 786-796.

66. II, p. 787; cfr. p. 793.

67. Manâhij al-adilla, pp. 143-149.

68. Ibid., p. 144.

69. Dalâla al-Œ â'irîn, pp.524-536.

70. Ibid., pp. 533, 548-569.

71. Cfr. Summa contra gentiles, III, 65.

72. Ibid., n. 66.

73. Ibid., n. 67.

74. Ibid., nos. 69-70.

75. Pour l'enseignement de Thomas d'Aquin sur l'analogie, voir In Metaphysicorum libros Commentarium, liber 5, lectio 8. Pour l'application aux rapports entre créature et Dieu voir Questiones disputatae de veritate, 1, art.11, et Quaestiones disputatae de potentia, 7, art. 7; Summa theologiae, I, q.13, a.56; Summa contra Gentiles, I, ch. 34.

76. Cfr. J. Jomier,Le commentaire coranique du Manâr, chap. 3 & 4.