FOI CHRETIENNE EN DIALOGUE AVEC L'ISLAM

Quelle Eglise pour l'Afrique du troisième millenaire? Actes du XVIIIe Semaine Théologique de Kinshasa (Kinshasa. Les Facultés Catholiques, 1991), 165-184.

par

Joseph Kenny, O.P.



Quel est le vrai sens du dialogue interreligieux comme exigence pastorale de l'Eglise d'aujourd'hui? Quelles sont les défis particuliers du dialogue islamo-chrétien? Et quelles sont les spécificités de ce dialogue en Afrique?

Ces sont là les questions qu'il faut aborder ici. Elles sont complexes, bien sûr, mais très actuelles, puisque je crois que le sujet théologique qui a subi plus de développement ces dernières trois décennies, c'est le dialogue, tant du point de vue théologique que pastoral.



I. Les préalables au dialogue



Le dialogue présuppose trois choses: 1) d'abord la tolérance ou, dans le meilleur vocabulaire de Vatican II, la liberté religieuse. (1) 2) Ensuite, comme il est possible de s'abstenir de s'ingérer dans la croyance de l'autre tout en étant convaincu qu'il est dans la voie de perdition, le dialogue présuppose aussi la reconnaissance que les partenaires d'une autre religion puissent être dans la voie de salut. 3) Puisque l'influence de l'Esprit Saint doit se manifester dans leurs vie et pratiques religieuses, le dialogue essaie de reconnaître ces valeurs dont, il faut l'avouer, ces religions sont les véhicules.

Je ne fais ici qu'une esquisse de ce que d'autres ont déjà longuement discuté sur ces présuppositions. Pour chacune je parcourrai les données bibliques, les traditions et les pratiques historiques de l'Eglise, et surtout les enseignements du Vatican II et les développements suivants.



La liberté religieuse



Pour appuyer la première présupposition, le Vatican II, en Nostra Aetate, donne un exposé philosophique et puis un exposé biblique. L'histoire de la liberté religieuse dans l'Eglise montre une évolution. Les pères de l'Eglise réclamaient la liberté pour l'Eglise, mais ils n'étaient pas si prêtes à l'accorder aux non-chrétiens égarés. (2) Les détails de la politique de l'Eglise sur la tolérance des non-chrétiens sont codifiés dans les Decretales de Gratian, et sont empruntés par S. Thomas d'Aquin dans sa Summa theologiae, II-II, q.10-12 dans le contexte de sa discussion sur la foi. Jusqu'aux temps modernes, l'Eglise n'a pas envisagé un état laïc. L'état était pour ou contre Dieu et l'Eglise. La tolérance, selon S. Thomas, n'imposait pas la foi, mais l'ayant une fois acceptée, un catholique n'avait pas la liberté de quitter l'Eglise, et les non-chrétiens ou hérétiques n'avaient pas le droit de faire la propagande parmi les catholiques.

La étape suivante de la pensée de l'Eglise fut franchie au 19ième siècle, quand les régimes anti-cléricaux s'assouplissaient et l'Eglise se trouvait sous des régimes laïcs qui assuraient un modicum de liberté. L'accommodation pratique se justifiait alors sous la théorie de la thèse et la hypothèse, selon laquelle un état qui reconnaît le catholicisme comme religion officielle est l'idéal, mais il est permis de faire un compromis pour l'entre-temps. Cette théorie était fort embarrassante dans des pays comme les Etats-Unis, ou on accusait les catholiques d'attendre l'occasion de saisir le pouvoir et supprimer les autres religions. La pensée des théologiens comme John Courtney Murray préparait la décisive prise de position de Nostra Aetate, et enleva un obstacle au chemin du dialogue.



La possibilité du salut pour les non-chrétiens



Pareillement, la question de reconnaissance des valeurs et des vérités dans les autres religions a connu une évolution. Pour la théologie biblique on distingue une perspective restreinte aux juifs et dans le N.T. au chrétiens, et une autre perspective "sapientielle", qui inclut tous les hommes. Celle-ci est basée sur l'alliance avec Noé et se manifeste dans les saints païens de l'A.T. (3) Aussi dans le N.T. on propose de reconnaître une double théologie: l'une, celle des Actes et de Paul, serait la théologie de l'annonce, l'autre, celle de Jean et des épîtres de Pierre, serait une théologie de témoignage. (4) Une théologie de témoignage se concentre sur le Christ cosmique, plutôt qu'historique. Il y a, quand-même, des allusions à l'oeuvre cosmique du Christ un peu partout dans le N.T. Sans en faire une étude détaillée, signalons seulement quelques passages: Jésus est "sauveur du monde" (Jn 4:42) et a "d'autres brebis qui ne sont pas de cet enclos" (Jn 10:16). "Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité" (1 Tim 2:4). Ainsi Jésus "s'est livré en rançon pour tous" (1 Tim 2:6). "En effet, quand les païens privés de la Loi accomplissent naturellement les prescriptions de la Loi, ils montrent la réalité de cette loi inscrite en leur coeur, à preuve le témoignage de leur conscience" (Rom 2:14-15). La foi explicite de ceux qui disent "Seigneur, Seigneur" ne suffit pas (Mt. 7:21), mais au jugement dernier le Roi Jésus accueillera ceux qui lui ont fait la miséricorde en la faisant envers ses plus petits sans connaissance explicite de lui (Mt 25:31-46).

De même on a fait une nouvelle réflexion sur le don de l'Esprit qui souffle là ou il veut (Jn 3:8) et précède l'annonce de l'évangile (Actes 10:36), et aussi sur la venue du Règne de Dieu. (5)

Une étude serait à faire sur les vues des pères de l'Eglise sur le salut des non-chrétiens. (6) Pour ne citer qu'un exemple, S. Augustin répond à l'objection de l'apparent retard du Christianisme dans l'histoire que "dès le commencement de la race humaine, tous ceux qui crûrent en Jésus Christ, le connurent et vécurent une vie bonne et dévouée selon ses commandements, n'importe quand et n'importe où ils vécurent, sans doute furent sauvés par lui". (7)

La possibilité de salut pour les gens éloignés de l'Eglise est traitée par S. Thomas dans la Summa Theologiae, II-II, q.2, a.7, où il se demande s'il est nécessaire de croire dans le mystère de l'Incarnation. Il répond que oui, mais il précise que ceux qui n'ont pas reçu la révélation de l'Incarnation peuvent être sauvés par une foi implicite dans ce dogme, quand ils croient dans la providence de Dieu qui libère les humains selon les modalités qui lui plaisent (ad 3). De telles personnes appartiennent vraiment au N.T. (I-II, 106:1, ad 3, 107:1, ad 2).

Vatican II dit clairement que "Ceux qui par nulle propre faute ne connaissent pas l'évangile du Christ ni l'Eglise, mais cherchent Dieu sincèrement et par sa grâce essaient de faire sa volonté selon qu'elle leur est manifestée à travers les dictés de conscience, peuvent atteindre le salut éternel." (8) S. Thomas explique plus explicitement comment cela peut se faire, quand il s'interroge si quelqu'un qui a le péché originel peut avoir un péché véniel sans un péché mortel. Il dit que non, puisque "une fois que l'homme a commencé à avoir l'usage de la raison... la première chose qui doit se présenter à sa réflexion, c'est de délibérer sur lui-même. Et si réellement il s'est orienté vers la bonne fin, la grâce lui assurera la rémission du péché original". Autrement il péchera mortellement (I-II, 89:6). La connaissance de "la bonne fin" suppose la foi implicite en Christ. Cette idée est reprise d'une façon ou d'une autre par des moralistes contemporains comme Bernard Häring, qui développe la théorie d'une "option fondamentale", (9) mais cette théorie ne coïncide pas exactement avec les idées de Thomas d'Aquin.

L'ouverture de l'Eglise vers les non-chrétiens et la possibilité de leur salut ont toujours été tenues en principe, mais le jugement pratique variait. St. François Xavier assuma que les milliards d'Asiatiques auxquels il prêchait n'atteindraient pas le salut que par la foi chrétienne et le baptême. Mais les missionnaires Jésuites du 17ième siècle eurent des vues plus larges. Néanmoins les 18ième et 19ième siècles furent marqués par une conviction répandue que seulement les chrétiens peuvent atteindre le salut. (10) Pie IX a du affirmer que ceux qui suivent la loi divine écrite dans leur coeurs atteindront la vie éternelle par la grâce divine. (11)

Le sommet théologique du Vatican II sur le statut des non-chrétiens est dans Gaudium et spes, n.22:

Ipse enim, Filius Dei, incarnatione sua cum omni homine quodammodo se univit... Quod non tantum pro Christifidelibus valet, sed et pro omnibus hominibus bonae voluntatis in quorum corde gratia invisibili modo operatur. Cum enim pro omnibus mortuus sit Christus cumque vocatio hominis ultima revera una sit, scilicet divina, tenere debemus Spiritum Sanctum cunctis possibilitatem offerre ut, modo Deo cognito, huic paschali mysterio consocientur. (12)

Cette position ne fut pas facile à prendre, puisque la possibilité de salut pour chaque homme doit se réconcilier avec la médiation unique du Christ et le dogme "extra ecclesiam nulla salus". Parlant pendant les débuts du Concile, Karl Rahner dit que le pluralisme religieux est plus une menace et une raison d'inquiétude pour le christianisme que pour n'importe quelle autre religion. Car aucune autre religion - même l'Islam - ne maintient pas si absolument qu'elle est la religion, la seule et unique révélation valide du Dieu vivant, comme le fait la religion chrétienne. (13)

L'équilibre entre l'unicité de la voie chrétienne et de l'oeuvre de l'Esprit hors de l'Eglise s'est maintenu dans les écrits papaux d'après Concile. C'est le Redemptor hominis de Jean Paul II qui marque un développement ultérieur de ces idées. Dans n.8 et 9 il récapitule Gaudium et spes, n.22, puis il dit:

De quolibet homine agitur, cum quivis comprehendatur mysterio Redemptionis et huius mysterii gratia in omne tempus cum eo Christus se coniunxerit... Quod quidem mysterium singuli homines... participant ex quo sub corde matris concipiuntur (n.13).

Homo - omnis homo, nullo excepto - a Christo redemptus est; quia cum omni homine, nullo excepto - Christus aliquo modo iunctus est, licet homo huius rei non sit conscius (n.14). (14)

Puisque l'union du Christ avec chaque homme, dont parle le Saint-Père, n'exige pas forcément l'actuelle présence de la grâce sanctifiante, mais elle y en laisse ouverte la possibilité, ainsi l'affirmation que cette union avec le Christ commence dès la conception de l'homme ouvre la question si l'homme ne reçoit pas la grâce sanctifiante dès sa conception, sans attendre un acte raisonné.

Parlant aux Cardinaux et à la Curie après la réunion inter-religieuse d'Assise, Jean-Paul II repéta certains points:

Il n'y a qu'un seul dessein divin pour tout être humain qui vient en ce monde... Comme il n'y a pas d'homme ou de femme qui ne portent en eux le signe de leur origine divine, de même il n'y a personne qui ne puisse demeurer en dehors et en marge de l'oeuvre de Jésus Christ "mort pour tous", et donc "sauveur du monde" (cfr. Jn 4:42). "Nous devons en effet retenir que l'Esprit-Saint donne à tous, d'une façon que Dieu connaît, la possibilité d'être associé au mystère pascal" (Gaudium et spes, 22).

Puis le Pape applique ces principes à la situation du pluralisme religieux:

Les hommes peuvent souvent ne pas être conscients de leur unité radicale d'origine, de destin et d'insertion dans le plan même de Dieu et, lorsqu'ils professent des religions différentes et incompatibles entre elles, ils peuvent même ressentir leurs divisions comme insurmontables. Mais, malgré cela, ils sont inclus dans le grand et unique dessein de Dieu, en Jésus Christ, qui "s'est uni d'une certaine manière à tous les hommes" (G. & spes, 22), même si ceux-ci n'en sont pas conscients. (15)

Encore, dans Redemptoris missio, Jean-Paul II dit:

L'universalité du salut ne signifie pas qu'il n'est accordé qu'a ceux qui croient au Christ explicitement et qui sont entrés dans l'Eglise. Si le salut est destiné à tous, il doit être offert concrètement à tous... Pour eux, le salut du Christ est accessible en vertu d'une grâce qui, tout en ayant une relation mystérieuse avec l'Eglise, ne les y introduit pas formellement mais les éclaire d'une manière adaptée à leur état d'esprit et à leur cadre de vie (n. 10).

C'est une perspective qui envisage l'influence du Christ sur tous, dès le commencement du monde jusqu'à sa fin, "lorsqu'il remettra la royauté à Dieu le Père... afin que Dieu soit tout à tous" (1 Cor 15:24,28). (16)



Reconnaissance de valeurs dans les autres religions



J'ai déjà mentionné le mouvement sapiential de l'A.T. qui empruntait librement les maximes et sagesse des nations voisines, tout en les intégrant dans un Yahwisme triomphaliste. Le processus d'emprunt et d'adoption se voit aussi clairement dans le Pentateuque, avec son arrière-fond Mésopotamien.

Dans le N.T. on peut noter la reconnaissance de la valeur séculière de l'empire romaine (Mt 22:20; Rm 13:1-7; 1 Tim 2:1-2; Tit 3:1; 1 Pet 2:13-15), et surtout le respect de Paul pour le croyance des Athéniens en un Dieu inconnu (Actes 17:16-34).

Les premiers pères de l'Eglise s'opposaient foncièrement aux religions des grecs et des romains. Et s'ils y trouvaient des vérités indéniables, ils expliquaient qu'elles furent empruntées de la révélation faite aux juifs. Quand même leur reconnaissance des "pierres d'attente" ou "semences du Verbe" a préparé une vue plus large. (17)

Une vue notablement plus large ne se trouvera que dans Vatican II, en Ad gentes (n.3 & 11), Lumen Gentium (n.16) et surtout en Nostra aetate, qui revoit les admirables aspects du Hindouisme et du Bouddhisme, référant aussi à d'autres religions, et exprime le principe suivant:

Ecclesia catholica nihil eorum, quae in his religionibus vera et sancta sunt, reiicit. Sincera cum observantia considerat illos modos agendi et vivendi, illa praecepta et doctrinas quae, quamvis ab iis quae ipsa tenet et proponit in multis discrepent, haud raro referunt tamen radium illius Veritatis, quae illuminat omnes homines. (n. 2)

Ensuite, dans un paragraphe bien connu, il revoit les liens entre le Christianisme et l'Islam, et puis le Judaïsme, auxquels le principe précédant s'appliquerait dans un sens encore plus positif, puisque l'Islam et le Judaïsme ont plus que quelques "rayons de la Vérité", ou ce que Ad gentes appelle "semina Verbi" (n.11).

Néanmoins, comme remarque Claude Gillot, "la déclaration Nostra aetate ne va pas jusqu'à dire que les religions non-chrétiennes sont des 'moyens de salut'". (18) On n'attend pas de l'Eglise une précision dogmatique sur ce sujet, mais l'évolution de l'entendement procède par des faits qui suscitent une réflexion ultérieure. Par exemple, sur l'assemblée d'Assise en 1986, le Pape fît les remarques suivantes:

Là, on a découvert, de manière extraordinaire, la valeur unique qu'a la prière pour la paix et même que l'on ne peut obtenir la paix sans la prière, et la prière de tous, chacun dans sa propre identité et dans la recherche de la vérité... Nous pouvons en effet retenir que toute prière authentique est suscitée par l'Esprit-Saint qui est mystérieusement présent dans le coeur de tout homme. (19)

C'est une reconnaissance de la valeur d'un des "piliers" des religions non-chrétiennes.

Dans Redemptoris missio le Pape remarque que "la présence et l'activité de l'Esprit ne concernent pas seulement les individus, mais la société et histoire, les peuples, les cultures, les religions. En effet, l'Esprit se trouve à l'origine des idéaux nobles et des initiatives bonnes de l'humanité en marche... C'est encore l'Esprit qui répand les 'semences du Verbe', présentes dans les rites et les cultures, et les prépare à leur maturation dans le Christ" (n. 28). Les théologiens continuent de discuter comment l'Esprit agit dans les religions non-chrétiennes et dans leur rites. La question est difficile et loin d'être resue. (20)

Il faut remarquer ici que certains penseurs, comme R. Pannikar, J. Hick et P. Knitter, vont très loin, voulant quitter un modèle christocentrique pour un modèle théocentrique, pour reconnaître les grandes religions du monde comme différentes réponses humaines à l'unique réalité divine. (21) D'autres, avec raison, regardent cette tendance comme irréconciliable avec la foi chrétienne. (22)

De même, le syncrétisme représenté par le mouvement "New Age" est loin de respecter la foi réelle et propre de n'importe quelle tradition religieuse, parce qu'il réduit le dialogue interhumain à un synthèse imaginaire de tous les croyances possibles. (23)



II. Le dialogue



L'on aimerait voir, dans le contexte du dialogue inter-religieux moderne, une étude sur la méthode dialogique de la prédication de Jésus: comme il a discuté avec la Samaritaine (Jn 4), et aux foules dans des paraboles, et comment il s'est adapté à la mentalité de chaque auditeur.

C'est la même façon d'agir qu'ont adapté les apologètes de la jeune Eglise. Pour sauter au moyen âge, on peut aussi admirer la méthode scolastique d'écouter toutes les objections avant de défendre une thèse; voir par exemple les Questiones disputatae de S. Thomas. Lui même, dans sa Summa Theologiae, pose la question "Utrum sit cum infidelibus publice disputandum" (I-II, 10:7). Il répond que si on discute en doutant de la foi on pèche, mais s'il dispute pour réfuter les erreurs, ou même à titre d'exercice, c'est louable. Mais du côté des auditeurs, il dit qu'une discussion publique est importante pour affirmer la foi des gens qui sont troublés par les pervertisseurs de la vérité. Mais la discussion est périlleuse si les gens simples n'ont rien entendu dire qui soit différent de ce qu'ils croient.

Ce n'est pas encore ce que nous entendons par le dialogue, mais c'est déjà un pas vers l'ouverture, en contraste avec Pie XI qui n'admit aucune participation dans des assemblées oecuméniques, parce que ça impliquerait un compromis de la foi. Il conclut:

Christianorum enim coniunctionem haud aliter foveri licet, quam fovendo dissidentium ad unam veram Christi Ecclesiam reditu, quandoquidem olim ab ea infeliciter descivere. (24)

La situation change avec Vatican II. Mais bien avant la publication des grands documents conciliaires touchantes le dialogue, Paul VI créa le Secrétariat pour les non-Chrétiens (mai 1964) et écrit son encyclique Ecclesiam suam (6-8-1964), qui est considérée la charte du dialogue. (25) Le Pape cite comme exemples de dialogue (colloquium) l'action de Dieu à travers l'histoire du salut, la prédication du Christ, et l'enseignement de ses prédécesseurs Pie XI et Pie XII qui tous les deux parlèrent dans le langage de leurs temps. Puis il fait une longue et belle description du dialogue qui n'est pas surpassée jusqu'à nos jours, dont les principaux points sont les suivants: C'est aux chrétiens et catholiques d'initier le dialogue. On le fait avec tous les hommes, sans exception, qui acceptent de s'y engager. On les invite, sans coercition. On attend patiemment les occasions de le faire, sans procrastination. On cherche à encourager ce qui est positif au lieu de simplement condamner les erreurs. Le but n'est pas immédiatement la conversion mais d'établir une communion d'idées et la paix. Le dialogue exige la clarté d'expression, la confiance et la prudence, et il évite tout compromis de la vérité. Le dialogue doit se faire avec les non-chrétiens, les frères chrétiens séparés et au dedans de l'Eglise catholique.

Cette encyclique remarquable a trouvé écho dans les documents conciliaires sortis pendant les deux ans qui l'ont suivi. Nostra aetate dit:

Filios suos igitur hortatur (Ecclesia), ut cum prudentia et caritate per colloquia et collaborationem cum asseclis aliarum religionum, fidem et vitam christianam testantes, illa bona spiritualia et moralia necnon illos valores socio-culturales, quae apud eos inveniuntur, agnoscant, servant et promoveant. (26)

S'adressant aux laïcs, Apostolicam actuositatem dit:

Studeant catholici cooperari cum omnibus bonae voluntatis hominibus ad promovenda quaecumque sunt vera, quaecumque iusta, quaecumque sancta, quaecumque amabilia (cf. Phil 4:8). Colloquium habeant cum eis, prudentia et humanitate eos praevenientes. (27)

Le document sur la mission, Ad gentes, exhorte les fils de l'Eglise de s'engager pleinement dans leur culture et institutions sociales, et dit:

Sicut ipse Christus cor hominum scrutatus est eosque colloquio vere humano ad lucem divinam perduxit, ita eius discipuli, Spiritu Christi profunde perfusi, cognoscant homines inter quos vivant, et cum eis conversentur, ut ipsi dialogo sincero et patienti discant, quas divitias Deus munificus Gentibus dispensaverit. (28)

Gaudium et spes recommande à faire un dialogue avec les athées (n.11, p.1041) et avec les frères chrétiens séparés (n.92, p.1113-4).

Tous ces documents donnèrent l'impulsion au Secrétariat pour les non-Chrétiens (dès 1989 le "Conseil Pontifical pour les Relations Inter-Religieuses") de publier des livres sur le dialogue (entre 1969 et 1971 sont sortis: Towards the meeting of religions, Meeting the African religions, Guidelines for a dialogue between Muslims and Christians, Towards the meeting with Buddhism, For a dialogue with Hinduism, et Religions: fundamental themes for a dialogistic understanding) et d'organiser ou participer en des colloques dialogales, de faire toute sorte de contacts avec représentants des autres religions, et de promouvoir le dialogue à l'échelon local, ce qui a eu des résultats encourageants, mais aussi des échecs. (29)

Paul VI parla encore dans son Evangelii Nuntiandi (8 Dec. 1975) sur le respect qu'on doit avoir pour les religions non-chrétiennes, mais il ajouta:

Neque reverentia et egregia aestimatio huiusmodi religionum neque implicatum genus quaestionum propositarum Ecclesiam inducunt, ut silentio tegat, ad non christianos quod attinent, nuntium Iesu Christi. Contra, ea opinatur hasce multitudines hominum ius habere cognoscendi Christi mysterii divitias... Hac de causa, Ecclesia ardorem missionalem suum alit ac fovet, quin immo augere studet hac, qua nos vitam degimus aetate; necnon officio se teneri persentit erga universos popolos; nullique parcit labori, ut pro suis viribus nitatur Bonum Iesu Salvatoris Nuntium edere. (30)

L'encyclique inaugurale de Jean-Paul II, Redemptor hominis (4-3-1979), réaffirme la nécessité du dialogue (colloquium), d'abord avec les chrétiens séparés, et puis avec les non-chrétiens. On doit s'approcher avec ceux-ci:

colloquia habendo, communicando, simul orando, humanae religiositatis divitias exquirendo, quae, et bene novimus, ne harum quidem religionum sectatoribus desunt. (31)

Avec tout cet encouragement, le dialogue se poursuivait partout et à multiples niveaux. Bientôt on s'est rendu compte qu'il fallait faire face à une question qui posait des problèmes depuis des années et ne fut pas encore assez clarifiée; c'est le rapport entre le dialogue et la mission. Tous les documents que nous avons vu affirment sans hésitation que l'oeuvre d'évangélisation doit se continuer et même être intensifiée. Quel est la place du dialogue, alors, qui semble renoncer à chercher la conversion et à se constituer une oeuvre distincte à côté de la mission? C'est une question pratique qui inquiétait bien de gens engagés dans l'apostolat de l'Eglise.



III. Mission et dialogue



Le Secrétariat pour les non-Chrétiens tint une réunion pour traiter le sujet. (32) Enfin le Secrétariat publia le 3-3-1984 un document Attitude de l'Eglise catholique devant les croyants des autres religions, mieux connu par son sous-titre Mission et dialogue. (33)

Ce directoire distingue cinq sortes de mission: 1) la simple présence et le témoignage de la vie chrétienne, 2) la promotion sociale, 3) la vie liturgique, la prière et la contemplation, 4) le dialogue avec les croyants d'autres religions, 5) la proclamation de l'Evangile (n.13). Ces formes de mission dépendent des circonstances et le rôle que chaque individu a, comme S. François ordonna à ses frères allant chez les musulmans:

Ils peuvent promouvoir avec eux des rapports spirituels de deux façons. La première est qu'ils ne suscitent ni litige, ni dispute, mais soient soumis à toute créature par amour de Dieu et qu'ils confessent qu'ils sont chrétiens. La seconde, lorsqu'ils verront que cela plaît au Seigneur, qu'ils annoncent la Parole de Dieu (n.17).

Egalement le dialogue prend plusieurs expressions. D'abord il y a un esprit général de dialogue:

Le dialogue est avant tout un style d'action, une attitude et un esprit qui inspirent le comportement. Il comporte l'attention, respect et accueil de l'autre, à qui on laisse l'espace nécessaire à son identité, a son expression propre et à ses valeurs. Un tel dialogue est la norme et le style indispensables de toute mission chrétienne et de chacune de ses formes, qu'il s'agisse de la simple présence et du témoignage, ou du service ou d'annonce direct (Corpus Juris Canonici 787,1). Une mission qui ne serait pas imprégnée de l'esprit du dialogue serait contraire aux exigences de la nature humaine et aux enseignements de l'Evangile (n.29).

Dans ce sens général le dialogue coïncide avec la mission et c'est un aspect de toutes ses formes. Mais il y a aussi des formes concrètes diverses du dialogue: 1) le dialogue de vie, qui s'accord avec la mission de présence et de témoignage (n.30), 2) le dialogue des oeuvres, qui s'accord avec la mission d'engagement social (n.31-32), 3) le dialogue des spécialistes (n.33), et 4) le dialogue de l'expérience religieuse, en la partageant.

Chaque activité de mission et de dialogue a sa propre place et sa propre valeur en constituant le royaume de Dieu. Le but ultime est que tout le monde s'imprègne de la connaissance et de l'amour de Dieu, ce qui commence ici par "la foi, don de Dieu accueilli par la bonne volonté de l'homme, et l'unité dans la charité du Christ, qui nous appelle tous à participer en fils à la vie du Dieu Vivant, Père de tous les hommes". (34) Ceci se réalise pleinement dans l'Eglise. Toutes les tâches missionnaires n'ont pas pour fin propre et immédiate l'appartenance à l'Eglise, mais le missionnaire peut et doit bien avoir le désir que Dieu amène les non-chrétiens avec qui il travaille à une appartenance éventuelle à l'Eglise. Ici s'applique la distinction entre finis operis et finis operantis, dont le document ne parle pas.

Ce document néanmoins clarifia et équilibra les éléments de Vatican II qui n'étaient pas encore synthétisés. C'est-à-dire, Ad Gentes parla de la mission dans le seul sens d'implanter l'Eglise, tandis que d'autres documents, surtout Gaudium et spes, parlèrent du dialogue. La mission et le dialogue n'étaient pas intégrés dans une perspective unifiée que par ce directoire. (35)

En Redemptoris missio Jean-Paul II ne parle plus du dialogue comme une dimension "de toute mission chrétienne et de chacune de ses formes", mais dit que "l'annonce du Christ et le dialogue interreligieux demeurent intimement liés et en même temps distinctes, et c'est pourquoi on ne doit ni les confondre, ni les exploiter ni les tenir pour équivalents comme s'ils étaient interchangeables" (n. 55). Evidemment il prend le dialogue dans ses sens diverses spéciales, comme il explique plus tard (n. 57).

Il ne faut pas omettre ici le travail du Conseil Oecuménique des Eglises dans le dialogue pendant toutes ces années, en organisant ou participant en plusieurs rencontres, en publiant un Directoire sur le dialogue, et en soutenant un lien étroit avec le Secrétariat pour les non-Chrétiens. (36)



IV. Le dialogue islamo-chrétien (37)



Comme on a vu, le Secrétariat pour les non-Chrétiens publia en 1969 Guidelines for a dialogue between Muslims and Christians, (38) un travail de Joseph Cuoq et Louis Gardet. Avec plus d'expérience Maurice Borrmans refit le livre en 1981 sous le titre Orientations pour un dialogue entre chrétiens et musulmans (39)

Le Secrétariat pour les non-Chrétiens et la Sous-Commission pour le Dialogue avec les adeptes des Croyances et Idéologies de Notre Temps du Conseil Oecuménique n'ont pas cessé d'organiser des colloques avec musulmans, et parfois les musulmans ont initié des colloques. (40)

Jean-Paul II encouragea ce dialogue à Ankara le 30 novembre 1979 en disant:

C'est au vaste monde islamique que j'exprime, à nouveau, aujourd'hui l'estime de l'Eglise catholique pour les valeurs religieuses (de l'Islam). Quand je pense à ce patrimoine spirituel, à la valeur qu'il a pour l'homme et pour la société, à sa capacité d'offrir, surtout aux jeunes, une orientation de vie, de combler le vide laissé par le nationalisme, de donner un fondement sûr à l'organisation sociale et juridique, je me demande s'il n'est pas urgent, précisément aujourd'hui où chrétiens et musulmans sont rentrés dans une nouvelle période de l'histoire, de reconnaître et de développer les liens spirituels qui nous unissent, afin de protéger et de promouvoir, ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté. (41)

Le dialogue islamo-chrétien, avec une telle poussée de l'Eglise, est tout à fait nouveaux. Il n'est pas surprenant qu'il y avait des tâtonnements et déceptions après le succès et l'euphorie des premières rencontres. Dans le première étape, on a vu pas mal de rencontres au niveau international. Chaque rencontre semblait plus audacieuse et plus auspicieuse, jusqu'à celle organisé par le Secrétariat pour les non-Chrétiens et l'Union Socialiste Arabe de Libye en février 1976, auquel je participai. Il y avait des moments de vertige, comme pendant la conférence du père Lanfry, qui demandait pardon des musulmans pour tous les outrages que les chrétiens ont fait aux musulmans pendant les siècles. Les accolades chaleureuses et les embrassements qui suivirent démontrèrent la satisfaction des musulmans à un tel aveu sincère. Mais il n'y avait pas de pareil du coté des musulmans. D'ailleurs, quand on diffusa une communication finale manipulée, juste avant de couper les transmissions internationales, on expérimenta la déception.

Les églises locales du Moyen Orient et du Nigéria, où les relations avec les musulmans ne sont pas faciles, ont contesté et ont résisté aux efforts du Secrétariat pour les non-Chrétiens d'organiser des rencontres avec les musulmans sur leur terrain. Des chrétiens d'Europe aussi manifestaient leur mécontentement à l'imparité de liberté religieuse accordée aux musulmans immigrants en Europe, tandis que les étrangers chrétiens en Arabie Saoudite n'avaient pas le droit à aucun culte chrétien. (42)

Les musulmans aussi se manifestaient méfiants au dialogue. Ça a été toujours le cas au Nigéria, sauf pour certains échanges privés. Mais partout le fondamentalisme islamique gagnait du terrain et propageait l'impression que le dialogue était une nouvelle stratégie missionnaire pour déstabiliser l'Islam, "le nouveau piège des anciens trappeurs". (43)

Devant de telles difficultés, le Secrétariat pour les non-Chrétiens opta de promouvoir avec préférence des rencontres avec les musulmans au niveau local, sans publicité. En fait de tels rencontres étaient plus fructueux. D'ailleurs le point de ces rencontres se transférait d'un essai de trouver une unité de croyance à la reconnaissance de la légitimité légale de la divergence religieuse, et à la conscience de l'arrière-fond économique et social qui souvent est la racine des antagonismes, et dont la différence religieuse n'est qu'un masque.

Les rapports entre chrétiens et musulmans diffèrent fortement selon les situations diverses. Là où les musulmanes sont la forte majorité, comme dans les pays arabes, les chrétiens autochtones se sentent écrasés et dépourvus de droit de cité à l'égalité des musulmans, quoiqu'ils jouissent d'une certaine tolérance. Une pire situation vaut pour les ouvriers étrangers chrétiens en Arabie-Saoudite, mais en d'autres pays arabes ces ouvriers peuvent avoir des églises etc. Les ouvriers musulmans en Europe jouissent du droit à la liberté religieuse au même pied d'égalité que les adeptes de n'importe quelle autre religion, quoique dans la vie quotidienne ils rencontrent fréquemment la discrimination ou le harcèlement. Les minorités musulmanes autochtones, comme au Ghana, ont très peu de quoi se plaindre.

Là où les chrétiens et les musulmans sont à peu près égaux, comme au Liban ou au Nigéria, il y a la plus grande difficulté. Le dialogue en de telles situations est minime, si on entend le dialogue formel des spécialistes.

Pourtant l'Eglise continue à pousser le dialogue, tout comme appliquant au dialogue les mots de Paul: "Malheur à moi si je n'annonçais pas l'Evangile" (1 Cor 9:16). (44) Mais il n'est pas à nous d'examiner ici le dialogue islamo-chrétien dans le monde entier. Ce qui nous concerne est le dialogue en Afrique.



V. Le dialogue islamo-chrétien: un défi spécial aux africains



Comme dans le monde en générale, la situation en Afrique diffère fortement d'un pays à un autre et même d'une région d'un pays à une autre. (45)



Les pays de minorités chrétiennes ou musulmanes



La situation de chaque pays est fortement différente et complexe, et les généralisations s'accordent difficilement avec la réalité. Mais prenons le Ghana et le Zaïre comme exemples de pays où les musulmans sont une minorité et les dirigeants sont chrétiens. Les musulmans jouent un rôle important dans le commerce et ne souffrent pas de la discrimination, pratiquant leur religion ouvertement et en faisant de la propagande.

Prenons le Niger et le Mali comme exemples de pays où les chrétiens sont une minorité et les dirigeants sont musulmans. Les chrétiens ont un rôle non négligeable à jouer dans le pays et ils peuvent pratiquer leur foi librement, mais le pouvoir politique est réservé aux musulmans et les chrétiens n'osent pas faire de la propagande de leur religion pour ne pas troubler leur position délicate dans la société.



Les pays où les chrétiens et les musulmans sont à peu près égaux



Les deux pays notables où les chrétiens et musulmans ont presque une égalité numérique sont le Soudan et le Nigéria. Même si les musulmans sont majoritaires au Soudan (70%?), eux et les chrétiens sont deux communautés distinctes géographiquement, racialement et politiquement, et les chrétiens réclament les droits égaux, sinon une autonomie face aux musulmans. Au Nigéria, au contraire, les musulmans et les chrétiens ont presque la même proportion numérique. Quoiqu'ils ont leurs propres régions de concentrations, ils sont repartis et vivent ensembles dans tout le pays. Politiquement les musulmans sont dominants, mais leur prise en main du pouvoir est loin d'être sécurisée devant l'opposition pluraliste à un état de confession musulmane. (46)

Puisque le dialogue n'est pas entre systèmes, mais entre hommes, il faut voir d'abord quels sont les dialoguants. Au Nigéria il y a, parmi les musulmans, toute la variation possible d'attachement à l'Islam, entre ceux qui veulent pratiquer toutes les exigences de la Shari`a, jusqu'aux structures de l'état, et ceux pour qui l'Islam n'est qu'un aspect de leur patrimoine culturelle complexe.

En tout cas, il s'avère que l'Islam n'est jamais une appartenance purement sociale, mais il répond, à une certaine mesure, à un besoin religieux. Nous parlons de gens de tradition africaine. L'Islam leur donne une conceptualisation de l'ordre de l'univers, leur accordant une position de justice devant Dieu. Leur foi et certaines pratiques assurent que, malgré leurs péchés et défaillances, ils sont membres de "la meilleur communauté de ce monde" (Qur'ân 3:110) et ont droit aux bénéfices préférentiels de Dieu en ce monde et dans le monde à venir. D'où la fierté et le sens de supériorité des musulmans, et leur imperméabilité par un autre message.

Le musulman africain voit aussi dans la pratique de sa religion un moyen surnaturel de contrôler son ambiance, de se protéger et de s'assurer la prospérité.

L'Islam d'ailleurs parle à l'africain en un langage plus efficace pour une culture orale. Le Qur'ân est une collection d'exhortations délivrées originellement par voie orale, pleines de contes et illustrations. (47)

D'autre part, la cohésion sociale des musulmans correspond à un besoin fort des africains, surtout pour ceux qui s'éloignent de leur village d'origine pour le commerce ou le travail. C'est ainsi que l'Islam se constitue une partie, "la partie de Dieu" dans le vocabulaire du Qur'ân. Dans ce sens, l'Islam attire les gens non seulement par leur besoin de fraternité, mais aussi par opportunisme. D'une voix presque unanime les interlocuteurs musulmans réclament l'administration gouvernementale de la Shari`a, si non par un état islamique, au moins par un système complet de tribunaux islamiques. Mais cette demande cache d'autre objectives. La Shari`a est une cause populaire chez les musulmanes non parce qu'ils veulent se soumettre à toutes ses réglementations, mais parce que c'est le symbole d'un gouvernement musulman, et si le gouvernement est musulman les musulmans vont bénéficier du repartage du "gâteaux national". C'est une procédure bien compréhensible là où il y a une forte tradition de promotion fraternelle et distribution du butin de victoire selon les exigences de fraternité de sang ou de partie, au lieu de mérite.

Dans ce profil général, il y a toute sorte de variation: entre ceux pour qui l'Islam n'est qu'un club et source de soutien parmi d'autres, et ceux pour qui l'Islam et sa culture arabe est un engagement plein et une voie de vie complète; entre les cadres de formation occidentale (parfois aussi des musulmans fervents) et ceux de formation qur'ânique et arabe; entre les peu-instruits en religion (parfois aussi des riches commerçants ou des gens de cadre professionnel) et ceux qui connaissent bien leur religion; entre ceux qui tiennent fermement à l'Islam comme il est traditionnellement compris et ceux qui posent des questions ou proposent des réformes; entre les soufis qui veulent recevoir le pouvoir et bonté de Dieu à travers des hommes saints (walî/ awliyâ') et des choses ou pratiques sacrés, et ceux de tradition Hanbalite qui regardent tout cela comme de superstition et veulent que chacun pratique sa religion sans médiation personnelle et qu'il s'informent du sens du Qur'ân sans le prendre comme un sacrement ou véhicule de bénédiction divine. (48) Pour mieux comprendre cette diversité, on devrait faire une étude de la situation du point de vue de la sociologie et de l'anthropologie.

Dans leur comportement avec les non-musulmans il y a ceux qui dédaignent ces autres comme impurs, avec qui il faut avoir le minimum de contact, et il y a ceux qui se mélangent avec les non-musulmans sans aucune crainte ou hésitation. Dans la psychologie des relations humaines, quand quelqu'un veut tenir l'autre à distance pour n'importe quel peur, la différence de religion sert de moyen facilement adaptable à ce but, et les différences s'exagèrent. Les différences s'exagèrent aussi quand les politiciens font appel à l'Islam pour appuyer leur candidatures.

Les chrétiens africains aussi sont d'une composition complexe: entre les activistes prêts à défendre les intérêts chrétiens, et les pratiquants fervents qui ne sont pas actifs dans l'arène de défense, et ceux qui portent le nom "chrétien" mais sont disponibles à toute sorte de compromis de principes et politique. Il y a aussi une différence entre les catholiques et protestants traditionnels, et les évangéliques prosélytisants, et les aladura ou pentecôtistes indépendants. Il y a les instruits et les ignorants en religion à tout niveau social. Tous ont quelque appréciation de leur culture africaine traditionnelle, mais il y a une divergence considérable dans la sélection et le degré d'appréciation de choses d'origine étrangère. Il y a ceux qui acceptent tout dans l'Eglise, et ceux qui passivement laissent à côté certaines choses, et ceux qui critiquent activement certaines choses. Les leaders chrétiens, en politique et commerce et n'importe où, ne promeuvent que rarement les intérêts chrétiens comme tels, mais les intérêts communs à tous ou à leur tribu ou clan, car le christianisme ne forme pas une super-tribu, comme l'Islam.

Dans un tel contexte, le dialogue prendra des formes diverses. En outre du dialogue comme attitude générale (n.29 en Mission et dialogue), les quatre formes spéciales de dialogue (n.30-35) auront une expression particulière en Afrique. D'ailleurs, je croix qu'on peut signaler des formes de dialogue exigées par la situation d'Afrique qui ne sont pas énumérées dans Mission et dialogue.



Le langage de résistance



Parlant au Corps diplomatique le 13-1-1990, Jean-Paul II dit:

Je ne puis passer sous silence la situation préoccupant dans laquelle se trouvent les chrétiens dans certains pays où la religion islamique est majoritaire. L'expression de leur détresse spirituelle me parvient constamment: souvent privés de lieux de culte, objet de suspicion, empêchés d'organiser une éducation religieuse selon leur foi ou des activités caritatives, ils ont la douloureuse sensation d'être des citoyens de second ordre. Je suis persuadé que les grandes traditions de l'Islam, telles que l'accueil de l'étranger, la fidélité en amitié, la patience en face de l'adversité, l'importance accordée à la foi en Dieu, sont autant de principes qui devraient permettre de dépasser des attitudes sectaires inadmissibles. Je souhaite vivement que, si les fidèles musulmans trouvent justement aujourd'hui dans les pays de tradition chrétienne les facilités essentielles pour satisfaire les exigences de leur religion, les chrétiens puissent de même bénéficier d'un traitement comparable dans tous les pays de tradition islamique. La liberté religieuse ne saurait être limitée à une simple tolérance. Elle est une réalité civile et sociale, assortie de droits précis permettant aux croyants et à leurs communautés de témoigner sans crainte de leur foi en Dieu et d'en vivre toutes les exigences. (49)

Dans de telles situations en Afrique il y a forcément quelque contestation entre musulmans et chrétiens. On observe que les tensions entre chrétiens se suspendent et l'oecuménisme s'intensifie devant la menace commune. Telle est une réaction naturelle, mais quelle est l'exigence de la foi chrétienne? L'autodéfense par les moyens non-violents est un des droits et devoirs que tous les mouvements de justice et de paix dans notre temps soutiennent. (50) Ainsi dans les situations où les musulmans ou les chrétiens refusent la justice l'un à l'autre, la contestation est une forme nécessaire de dialogue, une forme qui aboutit parfois en des mesures sévères pour défendre ses propres droits. C'est la forme infime du dialogue, mais qui parfois s'impose.



Le langage de coopération



Il y a tant d'intérêts communs entre musulmans et chrétiens, dans le domaine économique et de développement et dans la promotion sociale et morale, aussi bien au niveau des dirigeants gouvernementaux et ecclésiastiques qu'au niveau des individus ou associations privées. Dans les sociétés africaines pluralistes, la dimension confessionnelle est souvent absente et les musulmans et les chrétiens s'engagent dans des entreprises communes. Souvent aussi la différence religieuse produit une distinction sociale empêchant la coopération. Ici le défi à l'Eglise est de prendre l'initiative en promouvant la coopération avec les musulmans.



Le langage d'affirmation



La coopération est un terrain favorable à la création de la confiance. La confiance peut se confirmer aussi par des gestes de reconnaissance, comme salutations ou visites à l'occasion de fêtes religieuses. Dans ces occasions on peut souligner ce qui unit les musulmans et les chrétiens, tout en évitant des affirmations ou négations faciles sur les fondements de l'Islam, comme l'origine du Qur'ân et l'autorité de Muhammad, où les distinctions à faire sont complexes et une déclaration publique peut facilement être malentendue et créer la confusion. Néanmoins, il ne faut pas se taire ou se contenter des protestations en cas de conflit. Des mots constructifs encourageant le bien dans l'autre peuvent contribuer à la confiance mutuelle et faciliter le dialogue.

La présence ensemble d'un évêque et d'un imâm dans les cérémonies publiques, et les prières ou remarques que chacun fait à ces occasions sont une autre moyen d'affirmation mutuelle.



Le langage d'exemple de vie et de témoignage partagé



L'exemple d'une vie droite de prière et d'amour du prochain est la plus puissante forme de dialogue. Un tel exemple est valable en soi même, mais là où les chrétiens et les musulmans ont des rapport mutuels et ils se communiquent, l'un avec l'autre, une articulation de cette expérience est normale.

Pour citer des exemples, un professeur musulman assistait une fois à la célébration de l'office de midi au couvent dominicain d'Ibadan. Il écoutait le chant des psaumes et voyait comment on se courbait au "Gloire au Père"; après il remarquait que cette prière est deux-tiers musulmane. C'était une occasion de parler du rôle existentiel de la prière dans nos vies.

Une infirmière catholique nigérienne qui a travaillé pendant trois ans en Arabie Saoudite m'a expliqué, pendant ses vacances au Nigéria, comment peu à peu les Saoudiens s'interrogent en voyant la façon de vivre des chrétiens étrangers dans leur milieu, et discutent avec eux leur motivations et leur croyances. Elle a vu beaucoup de changement dans les attitude des Saoudiens pendant ce temps.



Le langage de la proclamation



Comme autrefois beaucoup de musulmans (de nom) devinrent chrétiens à travers les écoles chrétiennes, maintenant on voit le succès des protestants évangéliques qui ne se fatiguent pas de saisir toute occasion de proclamer l'évangile aux musulmans. Ce même succès suscite une réaction de la part des musulmans. Ils font une contre-propagande dans les média publiques et organisent les jeunes en sociétés pour l'instruction et la solidarité musulmane. Parfois la réaction aboutit à violence. Ils citent la Bible, le détorquant sans crainte dans le sens musulman, mais ils ne tolèrent guère une lecture pareille du Qur'ân par les chrétiens.

Une telle situation délicate exige la prudence. Une solution extrême, suivie en certains pays presque entièrement musulmans est de refuser la conversion de musulmans ou de les accepter sous la condition qu'ils pratiquent leur foi chrétienne en secret. En tout cas, les droits de tels individus souffrent. Là où il est possible d'annoncer la foi chrétienne, il faut à tout prix éviter aucune distorsion de la foi islamique s'il faut en parler. Le Qur'ân n'offre aucune raison d'accepter la croyance chrétienne en Jésus. Il faut admettre que la croyance chrétienne va bien au-delà de la doctrine qur'ânique. D'autre part, il faut insister sur les faits historiques de l'Eglise primitive et la formation du Nouveau Testament, pour répondre aux objections musulmanes et la vue qur'ânique de ces choses. Une des tâches importantes de l'Eglise est de faire une présentation objective de ce qui est commun et différent entre l'Islam et le christianisme, et de veiller que les déclarations de certains chrétiens extrémistes ne soient pas prises comme la position de l'Eglise ou la majorité des chrétiens.



Le langage du dialogue



Tous les langages dont on a parlé sont des formes du dialogue dans le sens large. Ils sont les formes de dialogue qu'on rencontre le plus souvent dans les sociétés africaines de pluralisme religieux. Le dialogue dans le sens étroit de discussion de spécialistes chrétiens et musulmans sur leur foi est un exercice plein de possibilités et d'espoirs, très encouragé et désiré par l'Eglise, mais en fait assez rare et plein de pièges.

Une difficulté est de trouver un sens aigu des problèmes impliqués dans la discussion commune de la foi de chacun. Les articles dans les journaux et les déclarations de personnages publiques tombent souvent dans des simplicismes qui n'aident guère à la compréhension mutuelle. Souvent certains musulmans attacquent les orientalistes sans examiner sérieusement ce qu'ils disent. (51)

Une autre difficulté est d'avoir l'ouverture d'esprit et un peu d'audace pour prendre des initiatives et essaies pratiques nouvelles. (52)



Conclusion



En guise d'une définition, le dialogue interreligieux - présupposant la liberté religieuse et la reconnaissance de valeurs dans les autres religions - est l'effort mutuel de partenaires de religions diverses d'écouter l'un l'autre, pour écarter les fausses impressions et apprécier la bonté de vie, la foi en Dieu, l'expérience religieuse, et le soif de justice que l'Esprit a produit dans l'autre, cela pour l'enrichissement de chacun en s'avançant ensemble dans la connaissance et l'amour effectif de Dieu et du prochain.

Pour nous catholiques, cette marche ensemble est ordonnée à l'unité de la foi dans la communion de l'Eglise. Mais pour faire un annonce de l'Evangile tel qu'il sera accepté, souvent un dialogue long et de formes diverses doit précéder. Avec les musulmans en particulier il faut chercher la justice et la liberté pour tous, combattant toute discrimination tribale ou religieuse, et en même temps vivre sans reproche (1 Th 5:23), toujours prêts à partager ce qui nous motive et nous inspire (1 Pt 3:15).

1. Voir Dignitatis humanae.

2. Cfr. L. Bouyer, "Toleration and the teaching of the early Fathers" en Tolerance and the Catholic, a symposium, (N.Y.: Sheed & Ward, 1955), p. 53; J. Leclercq, La liberté d'opinion et les catholiques (Paris: Cerf, 1963); et Cristianesimo nella storia 11:3 (Ottobre 1990), dont tout le numéro est sur ce sujet.

3. Voir J. Daniélou, Les saints païens de l'Ancien Testament (Paris, 1943; P. Rossano, "Lordship of Christ and religious pluralism", Bulletin of the Secretariat for non-Christians, 43 (1980), 17-30, esp. p.25.

4. Cfr. H. Teissier, "Possibilités et éléments d'un directoire pour le dialogue", B.S.N.C., 41-2 (1979), 139-161, esp. 150, citant P. Jacquemond et al., Le temps de la patience, étude sur le témoignage (Paris: Cerf, 1976).

5. Cfr. H. Teissier, op. cit.

6. Cfr. l'article très bref de A. Luneau, "To help dialogue: The Fathers and the non-Christian religions", B.S.N.C., 7 (1968), 5-19.

7. Epitre 102; cf. The Fathers of the Church (Westminster), vol. 18, pp. 155-6.

8. L.G., n.16.

9. Free and faithful in Christ (N.Y.: Seabury, 1978), vol.1 ch.5.

10. Cfr. J. Jadot, "The growth in Roman Catholic committment to inter-religious dialogue since Vatican II", B.S.N.C., 54 (1983), 205-220, esp. 206-9.

11. Quanto conficimur moerore (1863), en H. Denziger, Enchiridion symbolorum, ed. K. Rahner (Frieburg, 1953), n.1677.

12. A.A.S. 58 (1966), 1042-3. D'autres textes importantes sont Lumen Gentium, n.16, Ad Gentes, n.11 et Nostra aetate.

13. Christianity and the non-Christian religions", une conférence du 28 avril 1961, ch. 6 en Theological investigations, vol.5 (Baltimore: Helicon, 1966), p.116. Voir aussi R. De Haes, "La question de la vraie religion", Philosophie africaine face aux libérations religieuses, Actes de la XIe semaine philosophique de Kinshasa 1988 (Kinshasa: Facultés catholiques, 1990), pp.189-198.

14. A.A.S., 72 (1979), 283-5.

15. B.S.N.C., 64 (1987), 62-70, esp. 64-5.

16. Cf. M. Fitzgerald, "Mission and dialogue: reflections in the light of Assisi 1986", B.S.N.C., 68 (1988), 113-120, esp. 114.

17. Cf. A. Luneau, op. cit.

18. "Le dialogue des religions: défi pour un monde divisé", B.S.N.C., 61 (1986), 80-97, p.91.

19. "Discours aux Cardinaux et à la Curie", B.S.N.C., 64 (1987), 62-70.

20. Cfr. d'abord Y. Congar, Essaies oecoméniques (Paris: Le Centurion, 1984), ch. 19, "Les religions non-bibliques sont-elles des médiatrices de salut?", pp. 271-296, et J. Gelot, "Vers une théologie des non-chrétiens", Islamochristiana, n.5 (1976), p.1 ss. Voir aussi H. Coward; Pluralism, a challenge to world religions (Maryknoll: Orbis, 1985); H. Küng, Le Christianisme et les religions du monde (Paris: Ed. du Seuil, 1987), Une théologie pour le troisième millénaire (Paris: Ed. du Seuil, 1987), section C, p. 289 ss.); A. Gesche, "Le Christianisme et les autres religions, Revue Théologique de Louvain, 19:3 (1985), p. 315-341; P. Knitter, No other name? a critical survey of Christian attitudes toward the world religions (Maryknoll: Orbis, 1985); J. Hick & P. Knitter, The myth of Christian uniqueness; toward a pluralistic theology of religions (Maryknoll, Orbis, 1987); S. Maggiolini, "Le catholicisme et les religions non-chrétiennes", Nouvelle Revue Théologique, 109:4 (Juillet-Oct. 1987), pp. 509-520; André Gounelles, "Théologies des religions non-chrétiennes", Autres Temps, 27 (nov. 1990), pp. 6-17; Jean-Claude Basset, "Enjeux du dialogue interreligieux, sept propositions en guise de test", Autres Temps, 27, pp. 30-37.

21. R. Panikkar, Le dialogue intrareligieux (Aubier, 1985); J. Hick & P. Knitter (eds.), The myth of Christian uniqueness. Toward a pluralistic theology of religions (Maryknoll: Orbis, 1987); P. Knitter, No other name? A critical survey of Christian attitudes toward the world religions (Maryknoll: Orbis, l985).

22. Par exemple, M. Fedou, "La théologie de religions à l'heure du pluralisme", Etudes, Juin 1989, pp. 821-830; R. De Haes, "De la théologie des religions non-chrétiennes au dialogue interreligieux", Revue africaine de théologie, nos 27-28 (Inculturation et liberation en Afrique aujourd'hui, Mélanges en l'honneur du Professeur Abbé Mulago Gwa Cikala, 1990), pp. 47-64.

23. Cf. Denis Müller, "L'éthique du dialogue à l'épreuve du défi religieux contemporain", Autres Temps, 27 (nov. 1990), pp. 18-29, et M. Wild, "The new age, challenge to the Churches", Theology Digest, 37:2 (1990), pp. 137-139.

24. Mortalium animos, 6-1-1928. A.A.S., 20 (1928), 5-16, p.14.

25. Cf. J. Jadot, "The growth...", p.215.

26. n.2, p.741.

27. n.14, p.850.

28. n.11, p.960.

29. Pour l'histoire des activités du Sécrétariat voir P. Rossano, "The Secretariat for non-Christians from the beginnings to the present day: history, ideas, problems", B.S.N.C., 41-42 (1979), 88-109; F.A. Arinze, "Prospects of evangelization with reference to the areas of the non-Christian religions", B.S.N.C., 57 (1984), 111-140.

30. n.53, A.A.S., 68 1976, 5-76, p.42.

31. n.6,