11-1786
Mémoires du Capitaine Landolphe

ed. J.S. Quesné, (Paris, 1823, 2 vols)
Landophe was born at Montbelet in 1760 (II, p. 462), went to Warri in January 1783 and left in September. He returned to Warri in November 1786 with Prince Boudakan and left towards the end of June 1792, after the English had destroyed his fort.

Nous quittâmes la rivière de Nantes, le 5 mars 1769, pour nous diriger vers les côtes d'Afrique. Le 5 avril suivant, ayant doublé le Cap-de-Palme, le capitaine mit la chaloupe en mer avec cinq hommes, afin de débarrasser le pont, et m'en confia la conduite, avec ordre de suivre continuellement le navire pendant le jour. Je longeais la Côte-d'Or, la sonde en main, dans une distance d'une ou deux lieues. J'ai constamment trouvé dix-huit, vingt-cinq et trente brasses. Au coucher du soleil, je forçais de voile pour me rallier à la poupe du navire. Quand les nuits étaient sombres, remplies de brouillards, orageuses, je me guidais sur le fanal que le capitaine y faisait placer à ce dessein. Ce qu'il y a de remarquable en cette rencontre, c'est que tous les deux ou trois jours, mes cinq hommes tombaient malades, et qu'il les fallait remplacer, tandis que seul je jouissais de la meilleure santé. La règle exigeat que cette chaloupe fût conduite par un officier; mais aucun n'avait le moindre penchant à remplir une place où la chaleur du climat offrait, durant le jour, un danger réel, et qui était affaibli dans le vaisseau.

J'ai gardé mon poste jusqu'à la rivière du Benin. L'entrée de ce fleuve est fort difficile, à cause d'une barre de sable argileux, située à une lieue de la côte, et qui n'a pas moins de deux mille cinq cents toises de largeur. Il n'y a que sept pieds d'eau en basse mer et quatorze dans la haute, aux jours de nouvelle et pleine lune. Les navires, tirant plus de onze pieds d'eau, courrent le risque d'y échouer. Cette rivière, l'une des plus belles des côtes d'Afrique, a cinq quarts de lieue à son embouchure. Dès que l'entrée en est franchie, on peut la remonter jusqu'à huit lieues, en gouvernant dans la partie du nord-est. On y voit une belle baie, nommée Régio, qui a huit ou dix brasses de profondeur; ses eaux sont douces, et quatre grandes rivières viennent s'y mêler.

Les bâtiments qui jettent l'ancre sur cette rade sont placés dans une bonne exposition, en ce qu'ils reçoivent directement les vents du sud-ouest; car ces vents entretiennent la fraîcheur des forêts voisines, si nécessaire au salut des équipages. Quand, au contraire, ils vont mouiller dans la rivière de Gathon, coulant à gauche de cette grande rade, ils sont infailliblement attents de maladies fort dangereuses. C'est un malheur que, pour gagner la terre ferme et commencer le long de ces fleuves, il faille remonter jusqu'à vingt lieues de la mer, jusqu'au village de Gathon. Là, on trouve de l'ivoire, des tapis de coton et d'herbes, fabriqués par les naturels du pays; des bois rouge, bleu, violet et jaune; du copal, beaucoup d'huile de palme, ainsi qu'une foule d'autres objets trop fastidieux à détailler.

Après avoir séjourné trois mois dans ces lieux, où l'on fit un chargement de marchandises et de trois cent soixante nègres, nous revînmes vendre la cargaison, avec de grands avantages, au Cap-Français que nous quittâmes encore pour rentourner en France. Nous entrâmes dans la rivière de Nantes, le 28 juin 1770. Cette campagne a duré quinze mois vingt-trois jours.

Je restai dans ce dernier port jusqu'au premier juillet 1771, avec le projet de me rembarquer sous les ordres du même capitaine et sur le même navire, qui avait changé à la fois de nom et d'armateur. On le nomma les Deux-Créoles; il fut armé par M. Gruel, de Nantes.

Tandis que je prenais du repos à terre je ne demeurais pas oisif, j'étudiais l'hydrographie sous M. Lévêque, hydrographe du roi. Les leçons de ce savant, jointes à celles de M. Giraud, augmentèrent encore, si je le peux dire, mon ardeur pour les voyages lointains.

Le capitaine, avant de donner un radoub à son bâtiment, m'addressa la proposition qu'il m'avait précédemment faite à l'égard de l'Africaine, et dont le but était de surveiller les ouvriers; ce que j'agréai avec le même plaisir, et je m'acquittai de ce devoir avec le même zêle. Tout étant terminé, l'on chargea de différentes marchandises les Deux-Créoles; on composa l'équipage de cinquante hommes, et j'y pris ma place comme pilotin.

Nous cinglâmes de nouveau, le premier juillet, ver les côtes d'Afrique. Après une traversée de cinquante-deux jours, suivant le bas de la Côte-d'Or, nous entrâmes dans les eaux de la rivière Formose, au Benin. Nous la remontâmes à vingt lieues de la mer et à quatre de Gathon. Ce village, situé sur une hauteur d'environ trente pieds au-dessus du niveau du fleuve, est habité par trois mille nègres, que gouvernent trois chefs nommés phidors. Le premier de ceux-ci s'appelait Danikan; c'était un homme de beaucoup de sens, et qui avait une estime particulière pour les Français.

Je descendis à terre avec Desrud. Le capitaine établit là sa factorerie. Il y avait en ce moment dans le fleuve un bâtimant anglais et un autre portugais; mais la France ayant une prépondérance très-marquée sur les autres nations de l'Europe, Desrud eut le droit de prendre un chargement avant les deux capitaines ses concurrents; ce qui nous retint trois mois dans ces eaux.

Durant cet intervalle, j'essayai d'apprendre la langue beninienne, et voyant les heureuses dispositions de habitants pour mes compatriotes, je formai le dessein de fonder par la suite, dans cette contrée, un établissement avantageux à la nation française. On en verra bientôt le résultat.

Desrud étant prêt à sortir, nous prîmes notre direction du côté de l'Ile-du-Prince, appartenant aux Portugais, et située à 1o 30' nord; nous comptions y trouver de l'eau fraîche et des vivres. C'est en outre un port excellent où des vaisseaux demeurent à l'abri de tout vent; presque tous ceux qui fréquentent les còtes d'Afrique y relâchent. Les eaux de l'île sont très-claires. Elle fournit en abondance des haricots, de la farine de manioc, des moutons, des porcs et toute espèce de volaille. Je m'y rendais pour la seconde fois. Je n'en ai point parlé dans mon premier voyage, en ce que rien d'intéressant ne s'y rattachait.

En quittant le Benin, Desrud, voulant alléger son navire afin de franchir plus aisément les barres, me donna le commandement d'une chaloupe montée par sept hommes. Il y avait fait mettre dix mille ignames. "Quand les barres seront dépassées," me dit le capitaine, "vous reviendrez à bord, je déchargerai la chaloupe et la briserai pour faire du feu."

Je m'embarque, muni de mon octant, afin de prendre la hauteur du méridien et déterminer la latitude le l'embouchure du fleuve. J'étais assez éloigné, quand je vis le bâtiment sur le sommet des barres. A l'instant même un grain de sud-est s'élevant, me poussa vent-arrière en pleine mer, sans pouvoir prêter le côté au vent, de peur d'être submergé. La navire, dans une vive appréhension de s'échouer, présentait, malgré de grands efforts, le fanc à la bourrasque. La nuit survint, je le perdis de vue. Il tira par intervalles des coups de canon pour me rappeler. Je voulus vainement obéir: les vents, ayant changé de direction, s'opposèrent à mes manoeuvres.

Le lendemain, à la point du jour, je ne vis plus le vaisseau, ce qui me jeta dans une étrange perplexité, car j'avais très-peu de vivres, et je manquais de bois pour faire cuire les ignames. Je pris aussitôt la résolution de diriger la chaloupe sur l'Ile-du-Prince et d'aller reconnaître la petite île Corisco. Celle-ci dépend aussi des Portugais; elle est sous le gouvernement de Saint-Thomas. J'atteignis Corisco le quatrième jour; je l'abordai sous le vent; je m'en approchai dans la volonté d'y descendre, pour y couper du bois. Un de mes matelots se jette à la nage, avec une corde afin de tirer l'embarcation à terre. A peine est-il en devoir de nous amener, qu'une troupe de nègres lui tire une grand quantité de flèches dont quelques-unes tombèrent à bord sans nous blesser. Nous hâtâmes le rembarquement du matelot, au moyen de la corde qu'il avait en main.

On éleva la voile; le vent favorisant notre marche, nous fûmes en un instant hors de la portée des flèches des insulaires. Nous étions encore éloignés de trente-cinq lieues de l'Ile-du-Prince. Les vents et les courants nuisaient singulièrement à notre direction de ce côté; nous restions toujours privés de bois pour la cuisson des ignames. Ces contrariétés me décidèreent à faire usage des hautes lisses de la chaloupe, afin d'avoir du feu. Les ignames étant cuites, nous les mangeâmes avec un appétit dévorant.

Le vent redevant favorable, et le huitième jour de mon départ de la rivière du Benin, j'entrai au port de l'Ile-du-Prince... (I, 48-59)

... Quand on a le dessein d'aller de ce point au fleuve du Benin, il ne faut pas s'écarter de la terre. On doit se servir de la sonde, principalement la nuit, et suivre les lieux qui donnent une profondeur de quinze à vingt brasses, où l'on rencontre un sable fin, très-roux. Dès que la sonde annonce un fond de vase, on n'est plus éloigné de la rivière du Benin que de dix-huit ou vingt lieues. Les terres sont si basses, depuis Aunis jusqu'à l'entrée de ce fleuve, qu'à la profondeur de trente brasses on ne les voit plus; il arrive alors qu'on demeure fort exposé à manquer cette entrée si l'on s'est tenu un peu trop au large.

J'ai vu plusieurs fois des navires anglais qui avaient mal pris leurs mesures pour s'y introduire, obligés de remonter la Côte-d'Or afin de revenir à cet endroit. Je dois ajouter à ce que j'ai dit sur la barre, qu'il est prudent de conserver, à cinq lieues de là, un fond d'environ quinze brasses, en ce qu'elle se trouve loin des côtes de la rivière, et qu'on est toujours près d'y échouer. Il faut avoir l'attention de gouverner du sud-est au sud pendant le jour seulement. Cette route conduit au fleuve qu'il est bien intéressant de reconnaître, puisque son enfoncement s'étend plus loin que la vue. Quand on s'est bien assuré qu'on l'a devant soi, l'on peut laisser tomber l'ancre par trois ou quatre brasses, fond vaseux. Alors on se trouve encore à plus de trois lieues de l'entrée, ainsi qu'à deux mille toises des écores de la barre. Il y a des saisons où il serait plus qu'imprudent d'en approcher davantage, parce que la mer y déferle, et qu'aucun navire ni embarcation n'oserait en risquer le passage, surtout depuis le commencement de juin jusqu'à la mi-septembre.

Je fis mon entrée dans ce fleuve au mois de février 1778, après une traversée bien longue, puisqu'elle dura près de quatre mois, et je le remontai jusqu'à Régio. Je descendis à terre au village de Gathon, où je pris une maison à loyer, afin d'y établir mon commerce. Ma première attention se porta sur les phidors, à qui je rendis visite. Je prévins Danikan, le premier d'entre eux, comme je l'ai annoncé, que je souhaitais de fonder en ce lieu un vaste établissement, utile aux Français, et que, pour obtenir la protection du roi du Benin, j'étais tout disposé à lui offrir mes hommages en personne. Danikan et ses deux adjoints me firent une réception très-amicale, qui me sembla d'un herueux présage. Ils m'assurèrent qu'ils allaient envoyer un exprès au roi pour lui donner avis de mon arrivée et de mes projets. Effectivement, le troisième jour il me vint deux ambassadeurs, que l'on nomme passadoros, qui me complimentèrent de la part du roi sur mon voyage, en m'annonçant qu'il me recevrait avec le plus grand plaisir.

La ville de Benin est à dix lieuxes de Gathon. Les passadors me demandèrent comment j'entendais parcourir ce trajet, que je pouvais faire à cheval ou dans un hamac. Je donnai la préférence au dernier transport. Le lendemain, ayant distribué aux phidors divers présents, tels que trois beaux chapeaux relevés d'une bordure en or, une pièce de superbes mouchoirs de Cholet, une pièce de Perse, trois brasses de tabac à fumer, avec une douzaine de pipes de Hollande, je vis arriver trente-deux nègres vigoureux, destinés au voyage. Un de mes officiers m'accompagnait. Nous montâmes chacun dans un hamac, disposé avec des traverses, de telle sorte qu'on y est assis comme sur un fauteuil, ayant un parasol à la main, afin d'être garanti de l'extrême chaleur qui règne en ces climats. Trente hommes armés de fusils nous escortaient.

Durant toute la route nos porteurs couraient en chantant. On fit halte à moitié chemin, où nous trouvâmes, à l'ombre de grands arbres, des ignames cuites, des figues, des bananes, des cocos et des vins de palmier, que le roi avait ordonné de préparer pour témoigner sa joie, nous dit-on, de recevoir des Français. Malgré la halte, le chemin fut parcouru en cinq heures.

En entrant dans la ville, on nous fit descendre chez le capitaine-général des guerres, nommé Jabou, et nous fûmes introduits dans une vaste et belle salle, élégamment incrustée de pitits coquillages des Indes. On nous apporta, remplis d'eau, deux grands bassins de cuivre jaune, de neuf pieds de circonférence, où des esclaves nous lavèrent les pieds, en déclarant que, sans cette précaution, nous ne pourrions voir le capitaine-général. Il fallut donc s'y soumettre. Le capitaine Jabou nous fit annoncer par un de ses phidors qu'il nous recevrait avec joie. L'indroducteur nous conduisit dans une salle de quarante pieds de longeur, où l'on remarquait plusieurs statues mal exécutées; c'était l'image de sais aïeux qui avaient exercé la même fonction que lui. On nous servit par ses ordres un repas abondant en volaille cuite, mouton rôti, ragoûts assaisonnés d'huile de palme et de beaucoup de piment, avec des ignames exquises.

Nos porteurs nous apprirent que ce capitaine était le plus riche de toute la contrée; que son pouvoir balançait celui du roi; qu'il possédait plus de dix mille esclaves et n'en vendait jamais; (1) que, marchant aux combats, il avait toujours cinquante à soixante mille hommes sous son commandement. Je lui donnai, en présent, un manteau d'écarlate galonné, un chapeau bordé d'or, un collier de corail fait en tuyau de pipe, de la valeur de cinq cents francs. Il me sembla fort content de ces objets. L'interprète me dit, par son ordre, que tous les Français jouiraient de la plus grande sécurité dans l'état de Benin, car la moindre insulte envers eux, de la part des noirs, emportait la peine de mort.

Le capitaine Jabou n'avait guère plus de trente ans; sa taille était d'environ cinque pieds cinq pouces; on voyait l'amabilité sur son visage que l'on pouvait considérer comme très-beau parmi les noirs; le feu de son ame pétillait dans ses yeux: sa démarche, aussi grave qu'imposante, son ton et ses manières pleines de noblesse, annonçaient la grandeur des fonctions dont il était revêtu. En me retirant de sa présence, il voulut bien m'engager à le revoir à mon départ du Benin, ce que je lui promis avec une sorte d'attendrissement.

Les conducteurs me transportèrent, à l'entrée de la ville, dans une maison bâtie par le roi pour y loger les Européens qui viennent en ce lieu. Ausitôt que j'y fus descendu, mon escorte fit une décharge de mousqueterie. En un moment, trois ou quatre mille nègres et négresses accourent au bruit, avec un grand desir de nous voir. Il fallut, mon officier et moi, nous montrer à cette multitude, qui ne cessait de faire retentir l'air d'acclamations de joie, et de surprise pour ceux au quels les blancs étaient encore inconnus.

Après notre installation dans ce nouveau domicile, je fis annoncer au souverain mon arrivée en lui demandant l'heure où il daignerait me recevoir. Deux passadors vinrent sur-le-champ me prévenir, de sa part, que je serais introduit à onze heures du soir. Il m'adressa des vivres de toute espèce dans de grands plats d'étain très propres et couverts d'un linge excesivement blanc. Il y avait quelques volailles et du mouton cuits, avec une centaine d'excellentes ignames du poids de trois livres chaque: douze poules et douze moutons vivants, quatre gros régimes de figues bananes, d'un goût fin et sucré, achevaient l'envoi. De son côté, le capitaine-général des guerres m'expédia des vivres cuits de la même qualité que ceux de son maître; il y joignit six moutons et douze poules en vie. Tout ce qui avait subi la cuisson était assaisonné d'huile de palme avec une grande quantité de piment. Je fis conduire incontinent les animaux en vie à mon comptoir de Gathon.

A l'heure indiquée, deux passadors vinrent me chercher pour m'introduire auprès du souverain. Je m'habillai et les suivis, accompagné de vingt-cinq nègres armés de sagaies. Deux grandes lampes, chacune à quatre mèches, nous éclairaient. Arrivés à l'enceinte du palais, nous traversâmes plusieurs cours spacieuses, dont une renfermait les tombeaux des rois de Benin. Il ne me fut pas permis de m'y arrêter, selon mon desir, pour contempler ces monuments. En sortant de là, on me fit passer dans un grand appartement, où l'on m'avait préparé un fauteuil. Je restai seul avec les deux passadors.

J'avais pris, pour interprète, un jeune nègre dont le capitaine Desrud faisait, dans ses voyages, un garçon de comptoir. Nous le nommions Cupidon, à cause de son intelligence et de sa jolie figure: il comprenait le français et le parlait assez bien. Je l'emmenai chez le roi. Je savais un peu la langue beninienne; mais je pensai qu'il y aurait peut-être pour moi quelque danger à m'exprimer dans cet idiome devant sa majesté. J'attendis près d'une demi-heure la présence du monarque. Il parut accompagné de deux noirs entièrement nus, âgés d'environ vingt ans et armés d'un damas. Ils firent signe aux deux passadors de se retirer.

Le roi, enveloppé de riches mousselines blanches des Indes, m'envoya dire par Cupidon de m'approcher, en lui ordonnant de rapporter bien fidèlement tout ce que je desirais. Cupidon alors se jette, étendu sur le ventre, aux pieds de son maêtre, levant à peine la tête pour le regarder, et mettant horizontalement la main un peu au dessus de sa bouche, comme dans l'appréhension que son souffle n'atteignît le visage royal. Après que le nègre lui eut déclaré ses voyages avec Desrud, et comment il me connaissait, le roi m'exprima son contentement de voir des Français dans ses Etats; il dit que non seulement il avait l'intention de les protéger de tout son pouvoir, mais qu'il voulait encore leur faire sentir la préférence qu'il se proposait de leur accorder sur les autres nations. Ayant desiré savoir le motif de mes démarches dans son royaume: "Mon voeu, lui dis-je, est d'y former un établissement de commerce également avantageux à la France et au Benin. J'élèverai, pour le protéger, un fort à l'entrée de la rivière. Jamais le royaume ne sera privé de marchandise de toutes qualités. Le bâtiment armé que je commande appartient au roi de France, un des plus grands potentats de l'Europe, et m'est confié par une compagnie aussi riche que puissante, et protégée par ce monarque. Mais le commerce, dont j'ai présentement l'idée, ne pourra se fonder que dans un autre temps, parce qu'il est à craindre que la France n'entre bientôt en guerre avec les Anglais."

Au nom d'Anglais, il me dit: "Ce sont des gens bien méchants. Demain, j'assemblerai mon conseil et tu recevras ma réponse. Il faut aller te reposer." Je me levai. Cupidon lui apprit aussitôt que les armateurs de mon vaisseau m'avaient chargé d'offrir à sa majesté quatre pièces de Perse, un pareil nombre de mouchoirs des Indes, deux colliers de corail, une robe de satin blanc à fleur d'or et d'argent, avec une paire de sandales de même étoffe, ces deux objets sortant de la garde-robe de Louis XV. Le tout était évalué à cent louis. Dès que le roi vit la robe, il demeura comme en extase, et s'écria quelques secondes après: "Les blancs sont des dieux pour le génie et le travail!" Je reçus de sa part de nombreux remercîments; ensuite il me fit reconduire dans mon logement. A la pointe du jour, il m'envoya des provisions qui auraient suffi à la nourriture de plus de cent hommes.

Ce monarque, d'une belle physionomie où régnait la franchise, quoiqu'âgé d'environ soixante-cinq ans, n'avait pas une seule ride au visage. Sa taille, de cinq pieds six pouces, était droite et remplie de dignité. Ses yeux brillaient d'un vif éclat; il parlait avec feu. Ses cheveux, qui commençaient à grisonner, étaient relevés à la grecque. De fines étoffes, d'une extrême blancheur, lui entouraient les reins d'une façon très élégante et descendaient jusqu'aux genoux. Il ne portait point de chemise sous ce vêtement. C'est au surplus le costume général des hommes et des femmes sur les côtes d'Afrique. Au Sénégal et sur les rivages de Juda, on se sert de guinées bleues au lieu de mousselines blanches.

Je passai dix jours dans la ville, et durant les trois premiers, j'allai voir chez eux vingt grands seigneurs composant le conseil du commerce. J'étais dans mon hamac, toujours escorté par trente hommes qui, à chaque visite, déchargeaient leurs fusils. Le cérémonial et les questions étaient uniformes: on me faisait asseoir en demandant si je n'avais pas couru quelques dangers à l'entrée de la rivière, quand il me fallut franchir la barre de sable. On me servait des ignames et des poules. Lorsque j'étais rentré, je recevais de chacun de ces personnages deux beaux moutons et six poules en vie; c'était en retour d'un chapeau bordé d'or et d'une pièce de mouchoirs de Cholet, que je leur avais laissés.

Toutes ces visites, qui m'avaient étrangement fatiqué, ayant pris fin, un passador vint à moi le soir ou plutôt la nuit, de la part du roi, pour me prévenir que le lendemain une fête serait célébrée à l'occasion de l'arrivée des Français dans son pays; que je verrais son conseil assemblé, et que je connaêtrais le résultat de la délibération dont mon établissement formait le sujet. Je me rendis chez le monarque avec mon lieutenant, qui n'avait pu me suivre dans mes visites à cause d'une indispositon; mais, malgré sa fièvre, il voulut assister au conseil et voir la fête.

Deux passadors nous accompagnèrent, et nous firent traverser trois cours spacieuses qu'entouraient des murs de terre, élevés d'environ seize pieds. Il y avait dans l'intérieur, en ligne parallèle aux murs, une galerie de quinze pieds de large couverte en natanier. Cette couverture était soutenue par de grosses pièces de bois en façon de pilastres. Placées debout dans un éloignement respectif de dix-huit pieds, elles recevaient un grand madrier horizontal sur le quel portaient des soliveaux tombant obliquement, afin de soutenir le toit qui était d'un travail ingénieux. Par ce moyen, l'on pouvait se promener autour des cours sans être incommodé du soleil ou de la pluie.

Lorsque nous eûmes dépassé les trois cours, on nous fit entrer et asseoir dans une grande salle. Au bout de vingt minutes, quatre phidors vinrent nous prendre et nous conduire à la salle du conseil, qui n'a pas moins de soixante pieds de long. Nous y vîmes le roi tout au fond, assis sur un fauteuil élevé de trois degrés. Il était couvert d'une très belle pagne blanche: deux nègres, ainsi que je l'ai déjà remarqué, de l'âge d'environ vingt ans, sans aucune sorte de vêtement sur le corps, se tenaient à ses côtés; ils avaient dans la main droite un damas, la pointe haute. Soixante vieillards de soixante à soixante-dix ans, que l'on appelle hommes grands, superbement vêtus de pagnes, environnaient leur maître. Chacun portait au cou deux rangs de corail fort gros, autant à chaque jambe au-dessus de la cheville du pied et autant à chaque poignet: c'est la marque distinctive de la première dignité de l'Etat. Les phidors et les passadors ne peuvent porter sur tout le corps qu'un seul rang ou plutôt un collier, encore leur faut-il l'autorisation du roi, car les dignités ne sont pas héréditaires.

Ce nombre de vieillards se divise en trois sections: vingt ont la surveillance des recettes et des dépenses, sous le nom de conseil du ministre des finances; vingt autres composant celui du ministre de la guerre, s'occupent de tout ce qui concerne la guerre ou la paix; et les vingt derniers ont le commerce dans leurs attributions. Le roi assemblait extraordinairement les trois conseils, parce que ma demande lui avait paru d'une extrême importance pour la prospérité de ses sujets.

Il résulta de la délibération qu'il me serait accordé gratuitement et à mon choix autant de terrain que je le souhaiterais pour élever un fort sur le bord de la rivière, dans le village de Gathon. Cette concession ne pouvait s'étendre à l'entrée du fleuve Formose, en ce que les terres situées sur ses deux rives appartiennent au souverain d'Owhère, indépendant de celui du Benin. Si l'offre était de mon gré, disait le conseil, on allait expédier l'ordre aux phidors de Gathon de me laisser une pleine liberté d'accomplir en cela ma volonté. J'acceptai la proposition avec beaucoup de reconnaissance.

En sortant de la chambre du conseil, j'allai directement à mon logement, attendu que la fête ne devait commencer que vers cinq heures du soir. La fièvre de mon officier, prenant un certain caractère d'intensité, me causa de vives alarmes; il ne put assister à la cérémonie avec moi comme il en avait manifesté l'envie; je m'y rendis seul au moment indiqué. Je vis dans une cour immense au moins dix mille nègres des deux sexes et de tout âge: au milieu d'eux, douze énormes tambours de sept pieds de long, fabriqués avec des bambous creux et recouverts d'une peau de chèvre aux extrémités, retentissaient sourdement sous les coups des hommes qui les portaient en les frappant d'un petit bâton. Ces sons lugubres se mariaient aux accords d'une douzaine d'autres noirs, dont les uns soufflaient comme des enragés dans des dents d'éléphants, percées de distance en distance à l'instar de nos serpents d'église, et dont les autres ne ménageaient pas mieux leurs poumons dans des cornets à bouquin. Non, qu'il me soit permis de le dire, jamais harmonie d'un pareil charivari ne saurait arriver à l'esprit par la voie de l'expression; il faut avoir entendu, ainsi que moi, tout ce que la discordance des sons les plus aigres peut produire, pour connaître à fond l'effet prodigieux de l'académie royale de musique du Benin.

Pendant ce concert, le roi était assis sous une tente, entouré des grands, et d'une foule de courtisans comme il s'en rencontre sur tous les points du globe. J'étais assez près de sa majesté, dont les yeux se tournaient de temps en temps vers moi pour observer le plaisir que je devais goûter à ce brillant spectacle, composé d'un grand nombre de danses fort lascives. Il me fit demander par Cupidon comment je trouvais la fête; je lui répondis sans mentir que je n'avais rien vu de pareil. "Attends," me dit Cupidon, "tu vas voir bien autre chose." A l'instant les musiciens redoublent d'efforts et de vitesse, battant sur les tambours, soufflant dans les cornets, ressoufflant et rebattant avec une force surhumaine, de manière à parvenir au plus infernal tintamare.

"Regarde de ce côté," continue mon jeune interprète, "voici un noir que l'on amène; on va lui couper la tête en ton honneur." "Comment!" dis-je extrêmement étonné; "je ne suis pas venu dans ce pays pour être la cause d'un meurtre." "C'est Oba qui le veut." "Va dire à ton Oba d'épargner la vie de cet homme." "Oh, non, non. Si j'allais parler à Oba, il me ferait décoller."

Pendant ce dialogue, la victime s'avançait bâillonnée, les reins couverts d'une fine pagne blanche. On la fit arrêter à cent pas du roi; la musique reprit ses effroyables accords. Deux hommes masqués, revêtus d'une robe touchant la terre, et qui me semblaient sous ce costume avoir près de sept pieds de haut, s'approchèrent du souverain afin de recevoir ses ordres. Au bout de quelques minutes, ils viennent reprendre leur place à côté du patient. L'un tient une grande massue percée à jour dans le haut, où l'on remarque une petite figure sculptée représentant le diable: en l'agitant, un bruit se fait entendre imitant celui du grelot. Il parle au nègre, et lui dit que Lolocou veut le prendre. L'autre, également armé d'une massue, se place derrière le malheureux auquel le premier donne à baiser la fétiche du démon: c'est le signal de mort. Frappée à la tête par devant et par derrière, la victime chancelle; mais elle est soutenue par les exécuteurs qui l'étendent à terre, le visage appuyé sur le bord d'un grand bassin de cuivre: on lui tranche la tête d'un seul coup de damas, et tout le sang qui a coulé dans le vase arrose les tombeaux des rois. Ces sortes de sacrifices ont lieu dans toutes les fêtes. Je reviendrai sur cet object quand, selon l'ordre des matières et du temps, je m'occuperai des moeures du Benin.

Je fis conduire à Gathon, avec tous les présents dont on m'avait honoré, douze gros moutons et un très beau boeuf donnés par le roi. La veille de mon départ, j'allai, toujours accompagné de Cupidon, prendre congé de sa majesté. Après que les phidors m'eurent présenté, tout le monde sortit, hors un des jeunes nègres nus, armé de son damas. Le roi, me faisant asseoir à ses côtés, commandât que l'on me servît un repas. On apporta des volailles fricassées à l'huile de palme avec la quantité de piment ordinaire, des ignames, du vin de palme, deux bouteilles de vin de Porto rouge, un flacon de vieux rum. Ses mains royales daignèrent me verser de cette liqueur dans un verre de cristal éblouissant. Comme je faisais quelques façons, il me contraignit d'en boire, et se prit à rire en m'apprenant que le vin lui avait été donné par un capitaine portugais venant du Brésil, et que le rum, qui me semblait délicieux, provenait du présent d'un capitaine anglais, nommé Chapman, que j'avais vu au Benin dans mon premier voyage avec Desrud. Cet anglais commandait alors le Benin, très beau navire armé à Liverpool.

Après le repas, le roi me prenant la main m'emmena dans une grande cour où étaient entassées plus de trois mille dents d'éléphant. "Choisis," me dit-il, "celle qui te fera plaisir." J'en pris une très blanche, fort lisse, pesant cinquante livres, et la mis à part. Mon choix le fit sourire; il me promit de l'envoyer à Gathon. Sa générosité ne se borna pas là. M'ayant fait passer et asseoir dans une salle, il voulut me mettre sous les yeux les étoffes fabriquées par les femmes beniniennes. On apporta de beaux tapis de coton ainsi que des pagnes d'herbe très fines. Le travail des tapis me surprit beaucoup, autant par la beauté de leurs couleurs que par l'égalité de leurs tissus. Ils avaient trois largeurs, chacune d'un tiers, et une longueur de huit pieds. Les tapis d'herbes, d'une couleur nankin, égalant presque la finesse de la soie, étaient composés chacun de quatre bandes d'un tiers de large, sur une longueur de huit à neuf pieds. Le monarque exigea que je fisse encore un choix dans ces produits. Un nègre vint, qui fut chargé de transporter à Gathon les objets que j'avais désignés. Je trouvai tous ces présents fort supérieurs à ceux qu'avait reçus le capitaine Desrud. Le roi recommanda plusieurs fois au nègre de ne rien égarer de ces objets, car il avait aussi la conduite du boeuf et des moutons; puis se tournant de mon côté, il me dit: "Je vais donner des ordres pour ton départ."

Le matin du jour suivant il m'arriva des porteurs pour mon hamac et celui du lieutenant, dont la fièvre ardente, maligne et putride offrait alors peu d'espérance de le sauver. Ils étaient en même nombre que la première fois, avec une escorte semblable. Je leur annonçai que je partirais entre neuf et dix heures. Je voulus m'acquitter envers mon hôte, et le remercier des soins infinis qu'il avait eus pour moi et mon officier malade. Ce bon noir en refusa le prix, en me disant que le roi, ayant construit un édifice dans le but de loger et nourrir gratuitement tous les blancs, Français, Anglais, Portugais qui arrivaient au Benin, il se faisait, comme hôte, un scrupule de rien recevoir. Cependant je vins à bout de le déterminer à l'acceptation d'un cadeau qu'il avait si bien mérité.

A neuf heures et demie, nous montâmes dans nos hamacs. Le transport eut lieu avec une extrême diligence. On fit halte à moitié chemin de Gathon, dans le village de Gaure habité par neuf cents noirs. Le phidor qui le gouverne s'avança pour me recevoir. J'entrai dans son domicile, aussi vaste que bien distribué; c'était un carré long divisé en plusieurs salles d'une très grande propreté, fort ingénieusement couvert en natanier come la galerie dont j'ai fait mention. Ce vénérable vieillard me fit servir une douzaine d'oeufs, une fricassée de poulets à l'huile et du vin de palme. Il reçut de moi une pièce de mouchoirs de Cholet avec un chapeau bordé: il m'exprima son contentement par de nombreux remercîments. Je remontai dans mon hamac, et je mis pied à terre à Gathon vers les deux heures et demie. J'y fus complimenté par les trois phidors: l'escorte signala mon arrivée dans une triple décharge de mousqueterie. J'ordonnai une distribution de vingt bouteilles d'eau-de-vie. En congédiant ces hommes, je les invitai à revenir le lendemain. Ils se présentèrent sur les huit heures du matin à la porte de mon comptoir. Chacun d'eux reçut, avec une verre d'eau-de-vie, six couteaux flamands dont la lame était fixe, car les nègres ne veulent point de ceux qui se ferment. Tous portent leurs couteaux dans des gaînes de cuir qu'ils fabriquent. Ils les ont constamment à leur côté pour s'en servir au besoin, avec une adresse admirable, contre les animaux féroces, et les serpents qui sont très communs, fort grands et quelquefois dangereux.

Le jour qui suivit ma descente à Gathon, il arriva de la ville du Benin deux passadors, dont la mission avait pour objet de m'annoncer que je devais faire un déclaration de toutes les marchandises embarquées sur mon bord, et que, dans deux jours, il viendrait de cette ville quarante phidors, préposés à l'évaluation de chaque pièce et de chaque article; qu'une fois que le prix en serait fixé, je n'aurais plus la faculté de l'augmenter, que cette fixation servirait de base aux droits d'entrée exigés par la coutume, et qui se prélèvent en faveur du roi et des grands de son royaume.

Ces droits sont élevés: un navire à trois mâts paie plus de quinze mille francs; un à deux mâts acquitte les deux tiers de cette somme; un à un mât beaucoup moins. Voici le tarif pour un à trois mâts, avec la qualtié des personnages qui le perçoivent en pagnes, monnaie de deux francs.

Le roi, neuf cents pagnes fr. 1,800
Le capitaine-général des guerres trois cents 600
Vingt hommes grands, chacun cent 4,000
Quarante phidors, chacun vingt 1,600
Six faladors (interprètes), chacun vingt 240
Quarante carcadors (espèce de porteurs), chacun dix       800
Trois phidors de Gathon, chacun vingt 120
Les divers présents s'élèvent à près de 6,000
Total
fr. 15,160

Les quarante phidors étant arrivés, se réunirent dans mon comptoir et me tinrent ce langage: "Il faut que tu donnes à chacun de nous un verre d'eau-de-vie, une pipe et une brasse de tabac. Tandis que nous fumerons, tu mettras dans de très grands bassins de cuivre toutes les marchandises que tu as apportées sur la Négresse. Nous en fixerons le prix, dont il te sera tenu compte en traite (2). Nous te déclarons qu'il n'y aura point d'aumentation (3) de ta part sur les sommes arrêtées par l'assemblée, sous peine d'interdiction de ta traite."

Après avoir étalé mes marchandise pièce à pièce dans les bassins, ils en prirent:

une de mouchoirs de Cholet qui fut estimée à pagnes 12
puis 1 pièce, mouchoirs de soie de Nîmes 12
½ pièce d'indienne de 7 aunes 7
1 pièce, toile de Bretagne de 5 aunes 4
1 idem, contonnade de Rouen de 6 aunes 6
1 idem, bafetas blanc de 5 aunes 6
1 idem, soie satin galet (4) de Nîmes de 6 aunes 6
1 idem, perse des Indes de 5 aunes 10
1 role de tabac à fumer du Brésil pesant 80 livres 20
½ role idem, 40 livres 10
1 bassin de cuivre jaune de 3 pieds de diamètre 7
1 idem, de 2 pieds 4
1 fusil de munition de réforme 7
1 pistolet d'arçon de dragon de réforme 4
1 sabre commun 1
1 baril de poudre de 5 livres 5
1 sac de plomb à giboyer d'une livre 1
100 pierres à fusil 1
6 couteaux flamands peints en bois de gaïac 2
1 étui renfermant une paire de ciseaux, et un rasoir avec une petite pierre ardoise      1
1 chapeau commun bordé de laine rouge 1
1 baril d'eau-de-vie de 20 pintes 8
1 cave idem, de 12 flacons d'une pinte et demie chaque 8
1 barre de fer de 7 pieds de long sur 3 pouces de large 3
1 collier de corail de 40 fr. la livre 8
1 idem, rond, grain de chapelet de 60 fr. la livre 8
1 idem, de petit corail contenant 12 petites filières 5

Lorsqu'on eut terminé les estimations, on tira plusieurs coups de fusil à la porte de mon comptoir afin d'annoncer que la traite m'était ouverte. Ensuite un homme et une femme furent amenés. Les phidors réglèrent à cent vingt pagnes la valeur de l'homme, qui était bien fait et sans défaut, et à cent pagnes celle de la femme. Je me récriai sur cette évaluation. Après d'assez longs débats, on convint que je payerais un bel homme cent pagnes, une belle femme quatre-vingt-dix. J'achetai les deux premiers individus à ce prix, qui fut converti en un assortiment de diverses marchandises, selon l'estimation que je sors de détailler.

La traite devint abondante: quinze à dix-huit hommes passaient journellement sur mon bord; de telle manière qu'en trois mois je complétai ma cargaison, qui comprenait quatre cent dix noirs des deux sexes, et soixante millier d'ivoire de diverse grandeur et grosseur. Je payais dix sous la livre d'ivoire quand les dents pesaient moins de vingt livres, et quinze ou vingt sous lorsqu'elles dépassaient ce poids: c''était, comme on le voit, un bénéfice immense pour la compagnie.

La Négresse pouvait contenir aisément cinq à six cents nègres, mais j'appréhendais les maladies qu'aurait inévitablement causées un si grand nombre d'hommes, entassés dans les ponts. Je remportai beaucoup de marchandises, dont je ne jugeai point à propos de faire l'échange par la raison que j'indique. Je préparai mon départ.

En descendant la rivière, j'espérais sortir avant le retour de la mauvaise saison qui, d'ordinaire, se fait sentir à la fin de mai ou dans les premiers jours de juin. Dès le 15 mai j'étais près de la barre: je mis à la voile, et contre toute attente j'observai que les vents au large régnaient dans le sud-ouest. Je n'eus d'autre parti à prendre que de louvoyer sur les barres: j'échouai à l'une des premières. Les eaux basses ne me donnèrent que neuf pieds d'eau, et le bâtiment en tirait dix. La mer étant herueusemnt assez belle, il fut remis à flot à la marée haute. Je rentrai dans la rivière, et vins mouiller par quinze pieds d'eau. Le jour suivant, je tentai une nouvelle sortie en appareillant avec toutes les voiles dehors. Je me croyais en sûreté, quand tout-à-coup le navire échoue derechef sur le sommet de la seconde barre. Je me vis exposé au plus imminent danger, car le vaisseau éprouvait de si fortes secousses qu'à chacune d'elles je le croyais ouvert: aussi le naufrage me semblait inévitable.

J'eus encore une fois le bonheur d'être favorisé par le flux qui releva le bâtiment pour le rendre au fleuve. Voyant le lendemain les vents fixés au large dans le sud et sud-ouest, il fallut bien me décider à remonter la rivière jusqu'à la rade de Régio, pour y attendre le retour de la belle saison qui ne devait guère arriver qu'au mois de novembre. J'étais plongé dans les plus vives inquiétudes, ayant à bord tant de nègres, et les fièvres malignes et putrides m'ayant enlevé un tiers des officiers et des matelots, comme il arrive lorsque les Européens séjournent quelques mois dans cet ardent climat.

Le roi d'Owhère, apprenant que je n'avais pu franchir la barre, dépêcha son capitaine des guerres, nommé Okro, qui vint à mon bord me prévenir que son maître me fournirait, durant mon séjour, tous les vivres dont j'aurais besoin. Je priai cet honnête homme d'accepter, comme un faible gage de ma reconnaissance dans un si grand embarras, deux pièces de mouchoirs de Cholet. Je le chargeai en même temps de remettre au roi un manteau d'écarlate avec un chapeau bordé d'or. Il y avait à peine cinq jours d'écoulés depuis ce moment, qu'il m'arriva deux pirogues chargées de dix mille ignames. Je les achetai avec le plus vif plaisir, afin de continuer la nourriture de mes nègres qui en consommaient journellement deux cents. Le souverain eut encore l'attention de m'expédier un boeuf et six moutons: il me fit dire, par le capitaine qui reçut de moi un nouveau cadeau, que j'étais en droit de compter sur cent milliers d'ignames, sur des figues, bananes, cocos, poules, moutons, dans la quantité qui pourrait former l'objet de mes desirs: que si le paiement m'offrait quelque gêne, il m'avancerait mille pièces de diverses marchandises. Je ne revenais pas, en vérité, de mon étonnement d'un procédé si généreux chez un peuple que l'on qualifie en Europe si faussement de sauvage. Je suppliai encore une fois le capitaine Okro de rapporter à son maître que j'aurais recours à ses offres magnifiques, si le sort m'entraînait dans la détresse.

Le capitaine avant de quitter mon bord me dit: "Pour te prouver jusqu'à quel point le roi d'Owhère aime les Français, il m'a chargé de te demander un pavillon, qui sera porté par une de ses pirogues; tu la reconnaîtras à ce signe, et tu lui feras l'accueil qu'exige l'amitié." Je mis beaucoup d'empressement à souscrire au voeu royal, en observant que, si mes occupations le souffraient, j'irais remercier le monarque de tous les témoignages d'intérêt donnés dans ma personne à la nation françeaise; qu'au contraire, si les circonstances présentes apportaient quelque obstacle à mes souhaits, rien au monde ne me ferait manquer l'occasion à mon prochain voyage, de remplir un devoir aussi sacré en lui présentant particulièrement mes hommages; et que je profiterais de ses heureuses dispositions, en vue de commencer, étendre, fortifier un établissement commercial dans son royaume et celui de Benin.

Okro renouvela ses offres de la plus sincère amitié. De suite il arbora le pavillon sur sa pirogue, que montaient cinquante hommes armés d'un fusil et d'un sabre; elle avait en outre à bord douze pierriers posés sur pivot. Quand elle fut un peu éloignée de mon bâtiment, la pirogue s'arrêta pour saluer le pavillon français d'une décharge de mousqueterie; puis, à force de pagaie, les noirs revinrent auprès du vaisseau dont ils firent trois fois le tour en poussant mille cris de joie. Comme les canons de mon bord restaient toujours chargés à mitraille, de peur d'être surprise la nuit par une nation belliqueuse et errante, vivant en nomade sans reconnaître la souverainteté d'aucun roi, (5) je fis ôter promptement des canons les boîtes de mitraille durant le cérémonial de la pirogue, et l'on tira par mes ordres onze coups, afin de rendre le salut dont le capitaine Okro venait d'honorer le pavillon du roi de France. La pirogue se dirigea ensuite vers la rivière d'Owhère, où elle entra.

Six jours après le départ d'Okro nous eûmes connaissance, à la pointe du jour, de cinq grandes pirogues portant chacune divers pavillons, l'un bleu, l'autre rouge et un autre de toutes couleurs. Elles avaient ensemble plus de deux cents hommes. Je n'avais pas vu dans mes précédents voyages un armement en pirogues aussi formidable. J'entrai dans quelque défiance de leurs desseins. Cependant je vins à penser que s'ils avaient eu des projets hostiles, ils auraient plutôt choisi la nuit que le jour pour m'attaquer. Voulant avoir un éclaircissement positif sur leur conduite, je leur fis tirer un coup de canon à boulet, en avant des pirogues. Le boulet, faisant un ricochet, va frapper des arbres dont il casse les branches. Aussitôt une très grande pirogue se détache des autres; elle portait avec le pavillon de toutes couleurs plus de cent hommes bien armés de sabres et de fusils; quelques-uns avaitent des pistolets. Elle était munie en outre de vingt pierriers montés sur pivot, et par devant se trouvait un jeu d'orgues en cuivre armé de sept petits canons, en forme d'espingolle, que j'apercevais pour la première fois.

Celui qui la commandait s'étant approché de mon bord, y monte avec un de ses officiers. Je lui dis par l'organe de Cupidon qe je ne souffrirais point qu'il entrât plus de six hommes dans le vaisseau. Je désirai savoir son nom; il me déclara qu'on l'appelait vulgairement Bélé-Bélé, ce qui signifie bossu par devant et par derrière, (6) mais qu'il portait véritablement le nom d'Oueffo; qu'il était chef d'une grande famille Jo, et toujours armé en guerre; qu'il avait appris des Beniniens que j'étais Français et protégé par leur roi; qu'il venait dans l'unique dessein de contracter amitié avec moi, en m'assurant que mes chaloupes et mes canots n'éprouveraient aucune insulte dans la rivière, non seulement de la part des siens, mais de nulle autre nation. Je remerciai beaucoup M. Bélé-Bélé. C'était un polichinel de quarante-cinq à cinquante ans, de la taille de cinq pieds un ou deux pouces, très fort malgré ses jambes grêles, ayant les yeux étincelants, avec un visage plus noir que l'ébène de son pays, mais qui n'offrait rien de désagréable dans le contour. Il avait la réputation d'un grand guerrier; sa bravoure était à toute épreuve; ses subordonnés avaient un si grand respect pour sa personne qu'ils ne lui parlaient jamais qu'un genou en terre, et ne se relevaient que lorsqu'il l'ordonnait. Ceux qui l'accompagnaient avaient tous sur le corps une pagne bleue, sur la tête une sorte de calotte de peau de tigre, et un couteau flamand à gaîne au côté.

J'offris à Oueffo une pièce de mouchoirs et une d'indienne avec deux barils d'eau-de-vie. En descendant du navire, il m'assura de nouveau que je pouvais reposer tranquillement sur la foi de ses promesses, et que jamais nul Jo ne serait assez audacieux pour m'inspirer la moindre crainte. J'ai appris par la suite que ce commandant était un brigand de la rivière, qui avait enlevé plusieurs navires anglais, dont un notamment parce que le capitaine s'était emporté jusqu'à le frapper. Oueffo jura dans sa fureur, sur sa fétiche, qu'il saurait bien un jour se venger de cet affront. Il tint parole; ayant trouvé le moyen d'excite à la révolte, en leur promettant la liberté, les noirs embarqués à bord de l'Anglais, il s'empara du navire, en massacra tout l'équipage, vola le chargement, mit le feu aux objets qu'il ne put emporter, vendit, au mépris de ses promesses, les noirs dans le Calbary. J'ai vu la carcasse de ce bâtiment enfouie dans les vases. On me fit frémir par le récit des actions infâmes et des cruautés dont ce peuple Jo s'était rendu coupable en mille occasions. Cela m'avertit de prendre les plus grandes précautions que m'imposait ma sûreté, surtout dans un moment où les maladies exerçaient leur empire sur mon équipage.

En conséquence les noirs des pirogues furent prévenus de s'éloigner de mon bord la nuit, à la suite du coup de canon que je ferais tirer tous les jours au soleil levant et à son coucher; leur déclarant que je me verrais contraint par la nécessité de couler bas les pirogues qui rôderaient autour de mon bâtiment dans les ténèbres. Cet avis produisit un heureux effet, car pas une ne vint nuitamment près de moi tandis que je demeurai sur cette rade.

Les provisions m'arrivaient en abondance; c'étaient des poissons frais, salés, des ignames, bananes, cocos, boeufs, moutons, cabris, cochons, marrons boucanés, chevreuils, poules, pigions, perdrix, pintades sauvages, oeufs etc. Je ne redoutais plus la disette. Je faisais distribuer par jour à chaque matelot trois quarts de bouteille de vin de Bordeaux, avec un verre d'eau-de-vie tous les matins. On m'apportait aussi deux ou trois fois la semaine une prodigieuse quantité d'oranges, de citrons et d'ananas. Le jus exprimé des citrons coulait dans les futailles d'eau. C'est un excellent antiputride aux climats chauds, particulièrement dans ces contrées, dont le terrain plat et marécageux est couvert d'épaisses forêts où les arbres sont d'une hauteur prodigieuse. Les pluies y tombent par torrents aux mois de juin, juillet, août et septembre; elles ne cessent qu'en octobre ou novembre, époque où revient la belle saison, qui est aussi celle où l'on peut sortir du fleuve dans un grand bâtiment. On doit dire avec vérité que pendant ce tiers de l'année tout le pays, à plus de cent lieues, reste sous l'eau. Les courants deviennent alors si forts qu'ils parcourent trois lieues à l'heure et se font sentir, je le répète, à dix lieues en mer.

Durant le temps que j'ai passé dans ces parages, j'ai voulu connaître les diverses rivières qui se confondent dans celles du Benin. Il s'en trouve un grand nombre dont je ne saurais offrir la nomenclature. Toutes celles qui ont fait la matière de mes remarques sont larges, très profondes, et bien boisées sur les rives. On n'y voit ni rocher ni banc de sable. On peut estimer que le fond n'a pas moins de quinze ou vingt brasses. Un bâtiment peut fréquenter leurs bords sans risque, car ils ont également un fond de six brasses; le navire doit seulement se défendre d'accrocher ses vergues aux branches des grandes arbres qui garnissent les deux côtés. Elles fournissent abondamment d'excellent poisson, mais nourissent aussi beaucoup de serpents et de caïmans, ce qui rend fort périlleux l'usage du bain.

Le caïman est une espèce de crocodile, ou, si l'on veut, un énorme lézard amphibie, couvert de si dures écailles que les balles de fusil s'y aplatissent. J'en ai vu de toutes grandeurs, depuis trois pieds jusqu'à vingt-sept; ces derniers en avaient neuf ou dix de circonférence. Il est fort commun dans la rivière du Benin, où tous les jours nous en observions plusieurs, quelquefois une douzaine, ainsi que dans celles qui sont voisines de là, formant un très grand archipel dont les îles inhabitées et couvertes de bois touffus servent de retraite aux tigres, aux léopards, aux serpents de diverses grosseurs, et aux singes de toute espèce.

Il est ovipare, et dépose ses oeufs au bord des fleuves sur des bancs de sable, exposés à la plus vive ardeur du soleil qui les fait éclore. Ils sont ordinairement gros comme des oeufs de dinde et longs de six pouces, un peu gris, bons à manger dans leur fraîcheur; j'en ai goûté; ils sont très clairs et presque sans jaune. Je ne sais pas exactement le nombre que pondent ces animaux; mais j'ai reconnu par l'observation que toute leur ponte ne se fait point dans le même endroit: ils la divisent par des espaces d'environ cent toises. Ce qui m'a mis sur la voie de cette découverte, c'est une sorte de vautour venant gratter le sable et piquer les oeufs. Je tirai cet oiseau d'assez près pour ne le point manquer; mais, soit que le plomb fût trop petit ou qu'il glissât sur les plumes, l'oiseau prit sa volée sans blessure. Arrivé sur le lieu même où je l'avais ajusté, je trouvai une douzaine d'oeufs; j'en pris quatre qui furent portés à bord. Les nègres manifestèrent une grande envie d'en manger. On les fit cuire dans l'eau bouillante comme des oeufs à la coque; ils durcirent. La coque étant cassée, l'intérieur parut tout blanc et non moins dur que les oeufs de poule. Les noirs les dévorèrent; ils m'en donnèrent une part que j'avalai sans dégoût.

Quinze jours après, il me vint une pirogue montée par des nègres qui m'offrirent un caïman vivant avec vingt de ses oeufs. J'achetai le tout pour les noirs de mon vaisseau, qui en étaient avides au-delà de toute expression. Je demeurai assez étonné de voir ce montre bâillonné, muselé, ses pattes amarrées sur le dos. Il avait huit pieds de long de la tête à l'anus, et près de trois de diamètre. L'ouverture de sa gueule excédait deux pieds; elle étai armée d'une énorme quantité de dents noires, croisées, fort pointues et longues d'environ deux pouces. Les nègres l'avaient pris dans un piège comme ils en usent envers les autres animaux, même les tigres. Ce piège est un arbre d'au moins trois pieds de tour qu'il plient jusqu'à douze ou quinze pouces de terre; on y attache au bout une courroie en forme de cercle avec un noeud coulant; l'extrémité de l'arbre est arrêtée par une détente dont le mouvement cède au plus léger toucher. Dès qu'une bête passe dans le cercle, la détente part, l'arbre se relève avec la force et la rapidité qu'on peut imaginer, et la prise est suspendue en l'air soit par le cou, soit par toute autre partie du corps: on l'ôte vivant du piège chaque fois qu'il ne l'a pas saisie au cou.

Nous fîmes cuire le caïman et les oeufs; les nègres le trouvèrent extrêmement délicat, et tout autant que le serait pour nous le meilleur saumon: sa chair était aussi blanche que celle de poulet; j'en avalai quelques morceaux qui, sans une odeur de muse, m'auraient semblé d'assez bon goût.

Le caïman est le plus vorace de tous les animaux de ces fleuves; il se nourrit également de poisson et de chair humaine. Si l'on jette un cadavre à l'eau, il s'en empare; si un autre corps est enselvi sur les bords de la rivière, il le déterre avec ses pattes et ses longues griffes, et l'avale. Pour surprendre le poisson, il contrefait le mort à la surface des eaux, s'abandonne au courant, et dès qu'il l'aperçoit, sa large gueule en fait sa proie. Quand il est sur terre, se cachant dans les broussailles, il guette au passage les singes, les loutres, les chevreuils etc., met une patience incroyable à les attendre, et les saisit, de sa place, avec beaucoup d'adresse. Un homme poursuivi à terre par cet animal peut aisément l'éviter, en courant alternativement de droite à gauche et de gauche à droite, car le caïman, comme le crocodile, va toujours en ligne droite: sa structure s'oppose au mouvement circulaire un peu rapide.

Un jour, mon chien donna l'éveil à un petit caïman qui n'avait pas trois ans: comme il était tout près de moi, je n'eus que le temps d'ouvrir largement les jambes pour le laisser passer, en ce qu'un arbre de chaque côté m'empêchait de fuir. Une autre fois, un chien de forte race que je nommais Trompette, me devançait; il portait un collier garni de longs clous pointus. Je sortais d'indiquer aux matelots descendus de la Négresse à terre le bois que l'on devait couper. Apercevant un gros arbre tombé sur le bord du fleuve, je fis diriger le canot de ce côté par le patron pour avoir un embarquement plus aisé. Je passe sur l'arbre; un matelot me donne la main en entrant dans le canot. Mon chien veut me suivre, mais il est aussitôt happé par un énorme caïman embusqué, qui plonge vite dans le fleuve avec sa proie. Le chien ne poussa qu'un petit cri sourd et plaintif, exactement semblable à la moitié de celui du coucou. Les hommes du canot ainsi que moi nous tombâmes tous dans une telle stupeur que le remède le plus laxatif opère des effets moins prompts. Trompette avec son collier n'a point reparu.

Les noirs m'apportainent souvent de ces animaux vivants, pris au piège. J'ai vu plusieurs fois deux nègres affronter la mort à la poursuite des plus gros. Quand l'animal se laisse aller au courant, ceux-ci le suivent avec une pirogue fort légère: l'un des deux ayant à la bouche un bâillon et une courroie s'élance à cheval sur le monstre, qui souvent plonge et entraîne l'assaillant au fond de l'eau; mais il n'y peut rester que quelques moments. Le nègre lui met le bâillon dans la gueule, et l'emmusèle à l'aide de sa courroie: on l'attache à la pirogue, et on l'amène à terre s'il est prodigieux.

Mon second, M. Danikan, (7) de Rennes, entrant un jour dans ma chambre, et regardant par la fenêtre, s'écrie: "Capitaine!, voici un monstre au gouvernail." Je tourne soudain la tête et crois voir un hippopotame. Danikan s'empare d'un fusil chargé à balle (8) qu'il tire à bout portant sur le caïman, car c'en était un, et l'atteint à l'orbite de l'oeil. Le monstre, furieux de sa blessure, s'élève en bondissant à la surface de l'eau. Neuf nègres, qui transportaient dans une pirogue des ignames à mon vaisseau, fondirent dessus et lui lancèrent leurs sagaies sous le ventre, qui est la partie la plus tendre aux coups, bien qu'elle soit revêtue d'écailles. Après l'avoir tué, ils le traînèrent à bord de la Charmante-Louise que je commandais alors. On eut recours aux palans (9) pour l'embarquer. Nous le mesurâmes sur le pont; il avait vingt-un pieds de la tête à l'anus, et sa queue était longue de six; ce qui donne vingt-sept pieds d'une extrémité du corps à l'autre: sa circonférence était de neuf; la longueur et la largeur de la gueule étaient les mêmes, chacune de sept pieds. J'ai constamment observé que la longueur de la tête d'un caïman est le tiers de celle de son corps.

Le chirugien, plusieurs personnes et moi, nous nous mîmes en devoir de le dépouiller, au moyen de marteaux et de sabres cassés; nous enfonçâmes les lames dans ses écailles avec des peines infinies, après quoi l'on parvint à enlever toutes les chairs. J'étais ravi de posséder une si belle pièce d'histoire naturelle que déjà je destinais au cabinet du roi de France. Tous les dessicatifs dont je pouvais disposer furent mis en usage pour conàerver sa peau. On l'étendit soigneusement sur des planches. Elle resta suspendue entre le mât de misaine et le grant mât. Mais huit jours après ces précautions, ayant été attaquée des vers, elle répandit tant d'infection qu'il fallut bien, à mon très grand regret, me résoudre à la jeter dans la rivière.

Puisqu'il m'est arrivé de consacrer quelques pages au caïman, je vais profiter de cette occasion pour lier ici plusieurs traits qui ont rapport à divers autres animaux, tels que les serpents, les tigres, les singes et les oiseaux, afin que l'union de ces passages soit plus intime, et donne à mon travail un air de méthode, malgré la différence des époques qui commandent la justesse de mes remarques.

Il existe aux deux pays d'Owhère et de Benin une immense quantité de serpents de toutes grandeurs, comme de couleurs différents. Lorsque je fondai mon établissement à l'embouchure du fleuve de Benin, le terrain qui devait le soutenir était couvert de reptiles; ils s'introduisaient partout, même dans les hamacs et les couvertures de l'équipage, mais sans lui causer aucun mal: nous en avons tué dont la longueur dépassait neuf pieds; leur corps renfermait trois ou quatre volailles, avec autant de perroquets qu'ils enlevaient des cages.

A la suite de grands efforts, longtemps multipliés, nous sommes parvenus à détruire cette espèce de reptiles. On faisait tomber l'un sur l'autre de gros arbres; on y mettait le feu trois our quatre jours après, et la flamme consumant jusqu'aux racines des herbes n'épargnait ni les serpents ni leur oeufs. C'est par ce moyen que nous avons converti ces nids de reptiles en une vaste prairie d'environ trois lieues de tour, où les moutons, les cabris, les vaches, les boeufs, les chevaux etc., ont trouvé depuis une abondante pâture.

Il ne s'écopulait pas de semaine que les nègres ne m'apportassent au fort, en échange d'une bouteille d'eau-de-vie, des serpents d'une couleur merveilleuse et variée, longs de vingt, vingt-cinq ou trente pieds, et gros de vingt-quatre à trent pouces. J'ôtais leur peau que je saupoudrais d'alun; je l'étendais et la fixais avec de petits clous sur les planches de la batterie; et quand elle était parfaitement sèche, je la roulais comme un ruban.

Les serpents, voisins de mon habitation, aimaient extrêmement les poules; lorsqu'ils se glissaient dans le poulailler, nous en étions avertis par les cris continuel du coq: alors, munis d'un fanal et armés de sagaies, nous faisions la ronde en ce lieu, souvent long-temps sans rien voir: mais après bien des recherches nous apercevions, caché dans les chevrons, le reptile que ses yeux brillants trahissaient. Un coup de lance l'abattait: dès qu'il était tué l'on ne trouvait jamais moins de deux ou trois volailles dans son corps, et c'était toujours avec un sentiment de surprise que nous voyions un si petit gosier contenir plusieurs poules. Il les vomissait tout entières lorsqu'on le frappait; mais elles étaient aplaties comme si le cylindre les eût pressées.

Cela me rappelle qu'importuné par les cris redoublés d'un coq, je voulus en voir la cause. Accompagné de trois hommes armés, je visite avec soin le poulailler; l'un d'eux aperçut un serpent long de neuf pieds, et le perça d'un coup de lance près de l'anus; il tomba. Un autre le frappe sur le dos avec le manche de cette arme. Je lui passe une ficelle au cou avec un noeud coulant; on le traîne: je 'attache à l'affût d'un canon dans l'intention d'enlever sa peau qui me semblait très belle. Il ne remuait plus, nous le crûmes tué; nous revînmes à nos lits.

Dès que le soleil fut levé, j'allai droit au serpent; mais, retrouvant ses forces, il avait disparu, laissant à sa place trois grosses poules sorties de son corps dans les efforts qui avaient relâché le noeud coulant. Nous vîmes ses traces sur le sable; elles avaient huit pouces de large.

Les nègres m'ont dit fréquemment que de certains reptiles des bois, se couvrant de grandes feuilles sèches pour n'être point découverts, se tenaient aux aguets, et s'emparaient des petits chevreuils et des gazelles qui passaient près d'eux sans défiance. En introduisant l'extrémité de leur queue dans le fondement de l'animal, ils lui serrent violemment la gorge dans leur replies, et trouvent ainsi le moyen de l'avaler. La nature a doué ces reptiles de la faculté de renvoyer à terre les os, les poils et les peaux qu'ils ne peuvent digérer. J'ai vu dans les forêts de ces matières expulsées de leur estomac, et j'y ai reconnu des peaux de singe.

Un jour, un de mes officiers, nommé Bourgeois, me demanda la permission de chasser dans un bois près de Gathon. Là, il tire et blesse mortellement un chevreuil, qui conserve encore assez de force pour lui échapper. Bourgeois, n'osant le poursuivre, tant à cause des ténèbres que de la peur des bêtes féroces, vint à mon comptoir, et me dit qu'ayant tué un chevreuil, il se proposait de l'apporter le lendemain. Il avait coupé des branches afin de reconnaître l'endroit même où la bête devait succomber, Il s'y rend dans la matinée, s'avance d'une centaine de pas et trouve avec un étonnement inexprimable le fruit de sa chasse dans la gueule d'un si énorme serpent qu'il avait plus de trente pieds de long. Comme le reptile était dans l'impuissance de se remuer en digérant une si grosse bête, Bourgeois eut le temps de revenir au comptoir solliciter le secours de plusieurs nègres qui, s'armant de sabres et de sagaies, le mirent à mort et malheureusement par morceaux: les tronçons dont ils étaient chargés avaient plus de deux pieds de circonférence.

Les serpents qui m'entouraient, à la distance dont j'ai parlé, sortaient des bois ou des hautes herbes, et venaient sur le bord du fleuve, à la basse mer, se nourrir d'oiseaux asquatiques qui s'y voient en grand nombre, et principalement de ceux qu'on nomme coupeurs d'eau, à cause de la forme de leur bec semblable à des lames de ciseaux. Parmi tous ces nombreux serpents, il en est un tout noir, petit come les vipères, plus dangereux encore que l'aspic, et redouté à l'excès par les nègres. Durant mon séjour dans ce canton je n'en ai vu qu'un seul; ce fut Pouponneau, tuilier, qui le déposa dans ma chambre: il avait dix-huit pouces de long et la grosseur d'un tuyau de plume d'oie. Pouponneau était au bois quand le reptile s'élança d'un saule dans sa chemise: le tuilier l'enveloppa subitement du linge et le rompit en deux sans en avoir été mordu. Les nègres présents lorsqu'il me le montra félicitèrent Pouponneau d'avoir échappé à sa cruelle dent, car il n'eût guère survécu plus d'un quart-d'heure à sa blessure. Ils disaient vrai. J'ai été une fois témoin qu'une négresse ayant mis sur sa tête un fagot où s'était coulé un de ces reptiles, en fut atteinte au front, et mourut en arrivant à sa case.

D'autres dangers nous menaçaient de ce côté: c'étaient les tigres. Il y en avait beaucoup de différents tailles. On les voit, à la vérité, rarement attaquer les hommes; mais ils n'épargnent ni chevreuils ni moutons, ni volailles ni génisses etc. Jamais ils ne quittent un lieu qu'ils n'aient complété la destruction de ces animaux. Cachés dans les épais taillis ou les mangliers, quand ceux-ci passent, ils les saisissent d'un bond à la gorge et les emportent en courant.

Un soir, un peu avant le déclin du jour, me promenant avec deux de mes officiers auprès d'un bois touffu, mon chien, de grande race, à qui j'avais donné le nome de Cartouche et dont le cou était défendu par un collier garni de clous comme Trompette qu'avala un caïman, nous suivait à cinq ou six pas. Tout-à-coup, saisi de frayeur, sans doute à la vue ou par l'odeur d'un tigre, il voulut chercher un refuge entre nos jambes; mais celui-ci ne lui en laissa pas le temps, il l'enleva, en nous plongeant nou-mêmes dans de vives transes. J'appelai la garde du fort qui était près de ce lieu. On tira des coups de fusil à l'aventure, et le tigre prit la fuite. Des fanaux nous mirent sur ses traces, marquées par les grandes herbes. A vingt-cinq pas de là, nous retrouvâmes le pauvre Cartouche fortement maltraité, presque sans vie. On l'apporta dans l'habitation; il avait de grands trous à la gorge au-dessous du collier; tout son corps était lardé de coups de griffes. Je l'ai soigné pendant quarante jours avec des plumasseau, de l'onguent de la mer, et des peines infinies qui ont été couronnées du succès. Mais tant de soins étaient pris en vian, puisque le malheureux Cartouche et un autre chien que j'appelais Mandrin furent dévorés dans l'année par ces tigres.

Un autre jour, comme j'allais au village de Bobi, éloigné d'une portée de canon du fort, et que les bois n'étaient pas encore abattus, je suivais tranqillement un sentier assez large. A moitié chemin un tigre soudain s'offre à ma vue; il s'arrête, se pose sur le derrière en poussant d'affreux rugissements rauques. (10) Quoique armé d'un fusil à deux coups, j'avoue que je fus très effrayé. Je l'ajustai néanmoins sans oser le tirer, certain d'en être dévoré si je le manquais. Je restai quelques secondes dans cette position, lui jetant des regards terribles pour l'effrayer, et tout prêt à tirer si je lui voyais remuer la queue comme les chats; mouvement qui décèle en lui l'envie de s'élancer sur sa proie. Ma contenance lui en imposa sans doute, car il s'enfonça dans le bois. Le passage étant libre je doublai le pas, tournant incessamment la tête afin d'éviter une nouvelle surprise, et j'arrive tout essoufflé chez Animazan, phidor du village. Je lui donne avis de ma rencontre; aussitôt il fait battre le gongon, sorte de tambour. En moins d'un quart d'heure plus de cent noirs sont assemblés avec des armes. Instruits de la cause du gongon, quelques-uns me dise: "Conduis-nous au lieu où tu a vu le tigre." Arrivés là, je leur indique de la main la véritable place. L'un deux s'y jette le ventre à terre, flaire l'herbe comme les animaux, et s'écrie en se relevant: "Non taifiant;" ce qui signifie, "Tu n'as point menti."

Les noirs courent à l'instant dans la forêt, se dispersent, se répandent de tous côtés, rencontrent la bête féroce et la tirent. L'animal blessé s'élance avec furie au cou de celui qui l'avait tiré, le perce de ses cruelles dents et l'étrangle. Un second nègre lui lâche à bout portant son coup de fusil ver l'épaule; le tigre, rendu plus furieux encore par un second coup, se jette sur ce noir, lui cause tant de blessures au cou et sur le reste du corps qu'il en perd la vie. Un troisième, accorant au secours de ses camarades, porte au tigre un coup de sagaie dans le corps et un autre dans la gueule; mais les redoutables griffes du monstre lui déchirent le bras depuis l'épaule jusqu'au poignet, lui ouvrent les artères, et causent sa mort. Enfin un quatrième l'ayant atteint au coeur, le tigre fit un bond prodigieux et vint expirer aux pieds de son vainqueur, dont le sort fut plus heureux que le courage et le dévouement des autres assaillants.

Le monstre fut transporté à mon comptoir; il pesait quatre-vingts livres; sa peau était criblée de balles et de coups de sagaie. Je l'exposai en dehors à la porte du fort, et tous les passants y déposaient des offrandes pour récompenser la valeur des noirs qui avaient osé le combattre.

Un de ces monstres m'emporta plus tard une génisse de deux ans: je m'en aperçus le lendemain matain. Je suivis ses traces par des sentiers où l'on voyait dans des halliers fort épais des branches d'arbres, plus grosses que le bras, pliées sur son passage. Je trouvai la génisse saignée au cou, car le plus grand régal des tigres est de sucer le sang de leur proie; un tiers de son corps était dévoré. Je la fis enlever par les nègres qui la mangèrent, après avoir nettoyé tout ce que le tigre avait touché.

Mais ce qui provoque encore plus l'étonnement, c'est le trait suivant. Mon fort, comme je le rapporterai en son lieu, était garni de palissades qui servaient de rempart aux animaux domestiques revenant le soir du pâturage. Elles avaient neuf pieds de haut et se terminaient par des morceaux de fer en façon de lance, de quatre pouces de hauteur, et séparés de trois pouces entre eux. La nuit, les cris sourds des chiens me réveillent. On se lève; des coups de fusil sont tirés au hasard. On examine la cause de l'effroi des chiens. Un tigre, ayant mis à mort cinq moutons don il avait bu le sang, surpris par les coups de fusil, venait d'emporter un sixième mouton, en franchissant avec cet animal d'un seul saut la palissade de neuf pieds quatre pouces, sans avoir touché les pointes. Que l'on apprécie par ce seul trait la vigueur de ces bêtes féroces!

Les nègres pensent que le foie du tigre est un poison aussi subtil que violent; aussi les chefs d'un village prennent-ils de grandes précautions pour que l'on ne puisse en user. Ils rassemblent tous les hommes; huit sont choisis à la pluralité des voix, qui prêtent serment de ne pas toucher au foie. On ouvre le tigre; son coeur et son foie sont enfermés dans une jarre que l'on enduit de terre glaise; on y met autour un tas de pierres. Les huit hommes montes sur une pirogue, portent la jarre au milieu de la rivière et l'y jettent. A leur retour, ils déclarent aux habitants par un nouveau serment qu'ils n'ont rien détourné de ce que renfermait ce vase.

Quant un ou plusieurs nègres on mis à mort un tigre, le roi d'Owhère leur envoie le collier de corail, qui est une marque de distinction comme au Benin.

Parmi divers moyens employés par les noirs pour s'emparer des tigres, en voici un dont j'ai connaissance. Animazan vint un matin me demander une pièce de canon de six, dans le but de prendre un de ces animaux. Je la lui prête: ses nègres l'emportent. Il fit creuser un grand trou dans lequel on mit un panier avec un cabri vivant. On plaça dessus une sorte de herse sans dents, inclinée, où était une détente. La pièce de canon y fut amarrée solidement, ainsi que le panier, par un piquet fixé en terre. Le soir même vers les onze heures, le cabri, ayant appelé sa mère par des bêlements continuels, attira un tigre qui sauta sur le panier; mais comme il voulait l'emporter, la détente partit, la herse lui tomba sur le corps avec la pièce de canon: le tigre avait tant de force qu'il la soulevait; il serait infailliblement dégagé du piège si des nègres, postés tout près, ne l'avaient tué à coup de sagaies.

On recontre aussi dans les environs beaucoup de singes de diverses espèces et des orang-outangs. Il y a de ces derniers d'une grande taille et d'une telle vigeur, qu'ils emmènent quelquefois des négresses dans les bois. Le singe, appelé singe-lion, est digne de remarque par sa face unie, sa belle crinière et le bout de sa queue, garnie comme celle du lion; il porte cette queue très haut et la fait revenir sur sa tête. J'avais en ma possession deux de ces singes, qui sont d'une adresse vraiment surprenante. Les ayant posés sur une perche haute de vingt-cinq pieds, à l'extrémité de laquelle était attaché un baril vide et ouvert par un bout, je m'amusais souvent avec plusieurs personnes à leur jeter des citrons par douzaines. Jamais nos coups n'ont pu les atteindre, tandis qu'eux recevant les fruits nous les renvoyaient à la tête, en faisant des milliers de grimaces fort plaisantes toutes les fois que nous étions touchés par les citrons.

Les oixeaux aquatiques sont aussi fort communs dans les deux états, notamment dans celui d'Owhère. Les flamans, les pélicans, les hérons blancs et gris cendré, les aigrettes, les spatules, les pluviers, les courlies, les coupeurs d'eau, se font le plus remarquer. Hors ces derniers, j'en avais apprivoisé une certaine quantité de toutes les espèces. Je les nourrissais indifféremment de poisson. Ils sortaient du fort tous les matins pour se rendre à la rivière, et revenaient le soir dans l'intérieur de l'habitation. Les hérons couchaient sur le faîte du grand bâtiment; ils en descendaient quelquefois pour donner la chasse aux rats, qu'ils attrapaient d'un seul coup de bec. Avant de s'en nourrir ils les faisaient sauter en l'air, les recevaient tout entiers dans leur gosier, toujours par la tête. J'en ai vu avaler ainsi par un héron jusqu'à trois, et la queue du dernier rat paraissait hors du bec. L'oiseau gourmand se trouvait alors dans l'embarras; il faisait de grands efforts de gorge pendant plusieurs heures pour introduire cette sorte de gibier dans son estomac. Les hérons s'absentaient quelquefois du fort, mais jamais plus de trois jours. Au retour on leur jetait de petits poissons qu'ils saissaient avec une extrême voracité.

Le nombre des perroquets y est si prodigieux qu'on en découvre des bandes de plusieurs milliers. Nous les voyions tous les jours partir à sept heures du matin, traverser la rivière dans l'est, et revenir au déclin du jour se percher ver l'ouest sur les plus grands arbres, à deux lieues de mon établissement. Les nègres m'ont appris que ces oiseaux avaient un roi qu'ils fêtaient tous les matins par des cris joyeux et des sifflements bruyants. Ce monarque est dans un nid fait en manière de berceau, suspendu par des filets de liane, et balancé par les vents. La nature a pris soin de l'orner d'un magnifique plumage tout différent de celui de ses sujets, car la moitié de ses plumes est grise et demi-rose.

Les nègres, un jour, me présentèrent un jeune perroquet sortant du nid pour me le vendre, en m'annonçant qu'il était Oba, ou roi de ces oiseaux: "Il est si rare," ajoutèrent-ils, "que tu n'en trouveras peut-être jamais de semblable." Puis ils me racontèrent l'histoire de ce roi, dont la singularité piqua ma curiosité au point d'acheter celui qu'ils m'offraient, s'ils voulaient bien me conduire au pied du trône de ce souverain, condition qui reçut leur agrément.

Ils vinrent le lendemain me prévenir d'emporter des sabres afin de couper les broussailles et les lianes, dont l'abondance nous empêcherait un peu d'approcher de l'arbre sacré. Rendus dans ce lieu, nous observâmes une multitude de grands arbres sur lesquels gazouillaient et sifflaient une foule bien autrement considérable de perroquets. Les noirs prirent ainsi la parole: "Tiens, regarde en l'air; vois-tu ce grand nid agité par le vent? Le roi s'y trouve en ce moment, et tous les perroquets que tu entends lui font leur cour." L'arbre où il siégeait avait au moins cent pieds d'élévation. Mes guides m'assurèrent y avoir monté la veille et coupé avec un sabre l'extémité de la branche qui supportait le précieux nid du perroquet vendu. Ils me recommandèrent d'en prendre un soin tout particulier, en me répétant que vraisemblablement il ne m'en tomberait jamais dans les mains d'aussi magnifique. Je leur donnai deux bouteilles d'eau-de-vie.

J'ai en effet pris des précautions infinies pour l'élever. Il était aussi beau que rare. Toutes ses plumes d'un semi-rose et d'un semi-gris cendré avaient un brillant que je ne saurais exprimer. Parlant très distinctement, il imitait aussi fort bien le roulement du sifflet du maître d'équipage. Je l'ai apporté en France, ayant l'intention de l'offrir à la reine Marie-Antoinette. Il fut débarqué à Nantes. En me rendant à Paris, il excitait l'admiration sur toute la route. M. Marion Brillantais, à qui je l'avais confié, le fit dessiner. Malheureusement cet armateur venait de recevoir de la Nouvelle-Angleterre un didelph, animal sauvage, qui s'alla réfugier dans la cheminée d'une chambre où mon perroquet fut déposé. Le lendemain on le trouva mort, ayant eu la tête coupée par le didelphe pendant la nuit.

Il est temps de reprendre le fil de mon histoire. Huit ou dix jours après que les nègres m'eurent amené un caïman en vie, une pirogue contenant dix hommes de la nation Jo vint m'offrir une douzaine de moutons et cabris vivants, ainsi que trois porcs marrons, boucanés, et coupés par quartiers. J'acceptai ces vivres dont j'acquittai le prix avec de la poudre et des fusils, car ce peuple ne vend rien autrement aux Européens. Ces hommes étaient armés d'un sabre, d'un sagaie et d'un pistolet; ils portaient pour habillement la calotte de peau de tigre et la pagne bleue comme les camarades de Bélé-Bélé.

Je demeurai quatre mois dans la rade de Régio. Le capitaine Okro m'y rendait féquemment des visites de la part de son souverain. La dernière fois que je le vis, il me prévint que nous touchions au moment du retour de la belle saison, et que je pourrais sortir du fleuve au milieu d'octobre. Je le descendis, afin de me préparer à franchir les barres. Je ne fis remplir que cent barriques d'eau, quantité suffisante à la consommation du navire jusqu'à l'Ile-du-Prince... (I: 94-173)

Je continuai ma route vers les côtes d'Afrique. J'entrai dans le fleuve du Benin vers les premiers jours de janvier 1783: je le remontai jusque auprès de Gathon où j'établis mon comptoir. Mes marchandises furent vendues bien plus tôt que je ne l'imaginais: les ayant remplacées par trois cent quatre-vingt-dix noirs des deux sexes, je descendis la rivière à la fin d'avril. Je savais que les approches de la mauvaise saison ne se feraient guère sentir avant trois semaines. Rempli de sécurité, je mets à la voile. Hélas! les mêmes évènements qui m'avaient retardé dans ces lieux, cinq ans auparavant, se reproduisirent, à de légères différences près. Au risque de lasser mon lecteur, il faut bien que je les rapporte; peut-être même que plusieurs navigateurs m'en sauront gré.

J'étais déjà parvenu à la première barre quand les vents, venant à souffler dans le sud-ouest et le sud, contrarièrent ma direction. La marée montait, je tâchai de louvoyer pour gagner le vent; mais ce fut en vain, le flux était trop violent. Tout-à-coup le mouvement du reflux s'opére. Je cherche à rentrer dans la rivière; il n'était plus temps, j'échoue: heureusement la mer offrait peu d'agitation. Le navire, qui tirait dix pieds et demi d'eau, n'en avait que neuf autour de lui; ce qui formait un enfoncement de plus de dix-huit pouces. Au retour de la marée, je fus remis à flot et je revins au fleuve.

Je comptais sur des vents de nord-est, mon espoir fut trompé: j'essayai toutefois une nouvelle sortie avec toutes les voiles déployées. Ayant gagné une lieue au vent en louvoyant, je me croyais à l'abri du danger, lorsque j'ai la douleur d'échouer encore sur la dernière barre en dehors. Je sui contraint d'amener les voiles par une mer irritée. Les vagues poussent le navire en travers sur les bancs de sable, avec des secousses terribles. Comme elles roulaient sur le pont et menaçaient de nous engloutir, je fix clouer les prélarts sur les panneaux.

J'espérais que le flux nous serait favorable pour reprendre la route du fleuve; nouvelle erreur! les courants m'entraînèrent dans le sud. Le vent s'étant apaisé, je n'osais laissair tomber l'ancre, de peur de voir enfoncer le bâtiment par la secousse que produisait chaque ondulation. Trois jours nous tinrent de cette manière dans de continuelles alarmes. Enfin, un orage s'élevant au sud-est et la mer montant, le vaisseau commence à silloner le sable; je fais élever de suite les quatre grandes voiles, et j'ai le bonheur de rejoindre le fleuve, mais fort inquiet sur le moment où j'en pourrais sortir.

N'ayant en ma possession de vivre que pour six semaines, comment nourrir quatre cents personnes jusqu'au mois d'octobre? C'était une de mes tristes réflexions. Peut-être arrivera-t-il bientôt quelque vaisseau qui m'apportera des secours: c'était une autre idée où je me plaisais à rencontrer une lueur de consolation. Touché de ces pensées diverses, je remontai la rivière jusqu'à la rade de Régio pour trouver un sûr asile contre les mauvais temps.

Le jour suivant, une pirogue se présente portant pavillon blanc, armée de dix pierriers sur pivot et montée par cinquante hommes en armes. Leur chef, âgé de quarante-cinq à cinquante ans, se rend à mon bord et me tient ce discours: "J'apprends que tu n'as pu franchir la barre, et que tu es en relâche ici jusqu'au retour du beau temps. D'après cet avis, déjà parvenu aux oreilles du roi Bernard à qui cette priogue appartient, je m'empresse en son nom de t'offrir toutes les provisions que tu souhaiteras durant ton séjour." Après m'être confondu en remercîments de son procédé je lui dis que je n'avais de ma vie entendu parler du roi Bernard, bien que ce voyage fût le quatrième fait en ces lieux. "Hé bien," me répond-il avec beaucoup de tranquilité, "le roi te fournira les preuves qu'il donne, dans son affection, la préférence aux Français sur toutes les nations, et c'est pour cela qu'il fait arborer à sa pirogue le pavillon de France."

Comme cette pirogue contenait un grand nombre d'ignames, je voulus les posséder; il consentit avec plaisir à me les vendre, en ajoutant qu'il me les apportait dans l'intention de commencer un trafic avec moi. J'en achetai trois mille au-dessous du prix de celles que j'avais payées jusqu'alors. Ensuite il alla, me dit-il, rendre compte au roi Bernard de l'excellent accueil qu'il venait de recevoir.

Trois jours après cette visite, il m'arriva deux autre pirogues, dont l'une sortait de Gathon, et l'autre était commandée par le capitaine des guerres, Okro. La première portait deux phidors envoyés par le roi de Benin pour me témoigner toute la peine qu'il éprouvait en apprenant, avec ma relâche, les dangers que j'avais courus sur les barres. La seconde, arborant pavillon blanc, armée de vingt pierriers et portant cent six hommes, était expédiée par les ordres du roi d'Owhère. Dès que les phidors furent à mon bord, je les fit passer dans une chambre afin d'éviter leur rencontre avec le capitaine Okro, car je connaissais la teinte de jalousie qui régnait entre les deux peuples, et j'avais intérêt à ménager la protection des deux rois. Okro étant entré dans une pièce tout près de celle des phidors, je le prévins d'accorder son attention au peu de mots que j'allais dire à ceux-ci.

"Messieurs, je ne trouve point de termes assez forts pour exprimer combien je suis sensible au vif intérêt que le roi prend à mon sort. Puisqu'il offre avec tant de bonté de soulager mon malheur, dites-lui que je le prie de m'envoyer deux mille pièces de différentes marchandises dont j'ai besoin pour nourrir, par échange, les quatre-cents individus de mon navire." Les phidors partirent aussitôt en m'annonçant que, sous huit jours, ils m'apporteraient la réponse de leur maître.

Okro avait entendu ce discours; il me dit à son tour: "Je vais me rendre auprès du roi d'Owhère; je lui mettrai sous les yeux l'embarras de ta position. Sois tranquille; je veillerai et ferai veiller à la sûreté de ta personne, de tout ton équipage et de ton navire. J'ai su qu'une grande pirogue, expédiée par un prétendu roi Bernard, était venue à ton bord. Défie-toi de ce beau roi; c'est un sujet rebelle à mon souverain; nous le prendrons bientôt: avant un mois sa tête tombera. (11) Tiens-toi sur tes gardes, principalement la nuit: ne laisse aborder aucune pirogue. Dans huit jours, et peut-être plus tôt, je serai de retour. Je veux connaître la réponse que te fera le roi de Benin; quelle qu'elle puisse être, celui d'Owhère ne t'abandonnera point, car il m'a chargé de t'environner de tous mes secours."

La semaine étant écoulée, je vis arriver les phidors de Benin. Ils me dirent que le roi consentait à m'avancer les deux mille pièces de marchandises, mais à condition que mon bâtiment remonterait le fleuve jusque dans la rade de Gathon. Cette condition ne pouvait me convenir, parce que les vapeurs marécageuses qui s'exhalent d'une immense forêt dont elle est presque entourée, rendent cette rade mortelle aux Européens. J'en connaissais trop bien les redoutables effets, ayant vu périr en moins de six semaines, dans mes voyages antérieurs, les trois quarts des matelots de plusieurs navires français, anglais, hollandais et portugais. Je ne montrai pas moins aux phidors toute ma gratitude de la proposition royale. Je les renvoyai avec un présent pour chacun.

Okro, arrivé la veille, avait couché à mon bord. Je lui communiquai ma réponse aux deux envoyés; il l'avait entendue. "Je suis chargé," dit-il, "de te faire conduire, si tu le veux, dans la rivière d'Owhère. Ton navire sera mouillé devant les appartements du roi. Là, tu pourvoiras à tes besoins; tu y jouiras d'une pleine sécurité en attendant le beau temps. Réponde-moi." J'hésite une minute. J'entre en conférence avec mes officiers sur ces brillantes promesses. C'était peut-être une imprudence de se livrer entre les mains d'un peuple réputé sauvage, et dont le nom m'était seul connu; mais d'un autre côté, la situation cruelle où nous allions tomber étouffait les soupçons, de sorte que l'on résolut d'accepter l'offre du capitaine des guerres.

Aussitôt que celui-ci fut instruit du résultat de la délibération, il passa sur le pont, ayant à la main un mouchoir blanc qu'il déploya; il l'agitait dans l'air avec force. Dix minutes après ce signal, quarante pirogues de même grandeur, contenatn chacune vingt ou trente hommes, sortirent d'une petite rivière, éloignée tout au plus d'une portée de canon de la Charmante-Louise. Toutes portaient des pavillons blancs; elles s'avancèrent sur trois lignes avec une incroyable vîtesse. Lorsqu'elles eurent entouré le navire, Okro me dit que les pirogues et les hommes étaient à ma disposition; que je pouvais lever mes ancres, fournir des cordes aux nègres pour remorquer mon vaisseau qui, dans trois our quatre jours, arriverait à Owhère; qu'aucun accident ne troublerait ma tranquillité.

J'écoutai les desirs de ce brave homme. Les noirs formèrent une triple ligne comme à leur apparition; ils chantaient, pagayant en mesure, et le bâtiment, ainsi traîné par eux contre le courant, faisait plus d'une lieue et demie à l'heure.

Okro ayant détaché deux priogues, j'y fis descendre deux officiers pour sonder en avant la profondeur de l'eau, ou les écueils que l'on pourrait rencontrer dans les divers passages. En quittant la baie de Régio, nous entrâmes à gauche dans une grande rivière, coulant au sud-est et au sud-sud-est. On y trouve huit, dix et douze brasses; ses eaux sont excellentes; point de roches ni bancs de sable: des bois aussi variés qu'agréables couvrent ses bords. Il est essentiel de gouverner adroitement pour ne point accrocher les vergues aux branches d'arbres, qui avancent sur tous ces fleuves.

Delà, nous avons passé dans la rivière Jabou, tout aussi large et non moins profonde que les deux autres. Son cours s'étend de l'est-sud-est à l'ouest-nord-ouest; il est fort rapide et ne s'arrête point à la marée. Après l'avoir parcourue environ huit lieues, nous l'avons quittée pour naviguer sur un point où elle perd son nom. Ensuite on suivit le fleuve de Borodo, qui ressemble à un lac. Il a plus de deux lieues de large, et sa profondeur au centre est de vangt à vingt-cinq brasses.

Les pirogues avaient beaucoup de peine à remonter contre le courant qui allait à l'ouest; cela m'a donné lieu de présumer que l'embouchure de ce fleuve, dans la même direction que celle de la rivière Formose, est à la mer: nous ne sentions point alors de marée.

On gouverna durant plusieurs heurs à l'est; nous sortîmes de la rivière de Borodo, entrant à droite dans une autre beaucoup moins large et nommée petite rivière d'Owhère dont de beaux arbres ombrages les rives. Elle coule au sud-est sur un fond de douze brasses. Après avoir fait une dixaine de lieues, nous navigâmes sur une autre encore très large et très profonde, car elle n'a pas moins de trente à quarante brasses; son cours est d'une grande violence. Il m'a paru que le flux, encore qu'inaperçu, occasionnait une crue d'eau, malgré l'extrême rapidité des courants. J'ai examiné l'heure de la marée, prise exactement sur celle du flux de la rivière Formose dont le cours est moins rapide, et je me suis convaincu que, si la marée ne se laissait point observer, il fallait en attribuer la cause aux pluis abondantes et continuelles tombant alors depuis un mois. On doit juger de la force de ces courants qui font faire aux navires, avec le jusant, trois lieues à l'heure.

Enfin, ayant encore navigué pendant deux heures vers le sud-est, nous fûmes portés sur un canal devant la demeure du roi d'Owhère. On mouilla par quatre brasses d'eau. Tous les habitants de cette ville, réjouis de voir la grandeur de la Charmante-Louis, nous saluèrent par des chants et des salves de mousqueterie. Aussitôt que le bâtiment fut amarré, j'ordonnai que l'on tirât vingt-un coups de canon en l'honneur du roi, qui fit répondre par autant de coups de pierriers. On vint m'annoncer que je pouvais descendre à terre, et qu'il me recevrait sans nul retard. Je sortis du bord, accompagné du capitaine Okro.

On m'introduisit dans un appartement du palais, et l'on m'y présenta un fauteuil de fabrique portugaise. Presque au même instant, je passai dans une salle beaucoup plus vaste où se tenait le souverain. Il vint à moi d'un air très content et me dit: "Tu es malheureux de n'avoir pu franchir les barres; je vois avec plaisir que tu te sois décidé à passer le mauvais temps chez moi, je t'assure que tu n'auras point lieu de t'en repentir. Je songe à nourrir tout le monde que renferme ton navire. On débarquera demain les noirs, et les malades trouveront des soins dans une maison que j'ai désignée pour les blancs: des docteurs sont spécialement chargés de veiller au rétablissement de leur santé."

On conduisit les noirs dans différents villages, proches de la ville d'Owhère; ils furent logés chez les habitants comme des gens de guerre. Ceux-ci en reçurent de quatre à six dans chaque maison, et me donnèrent autant de petits cauris qu'ils logeaient d'hommes et de femmes. J'avais quinze blancs malades, un enseigne compris.

Le roi ajouta: "J'ai commandé que deux de mes gens aillent tous les jours à la chasse, et deux autres à la pêche. On te fournira chaque matin plus de poisson et de gibier que tes hommes n'en pourront consommer."

Les officiers et l'équipage ne se lassaient point d'admirer les qualités de ce souverain noir; ils ne revenaient pas de leur surprise de voir tant d'humanité chez un chef si mal à propos qualifié de sauvage.

Notre gaieté recommença, car auparavant tous les marins étaient fort soucieux. les chasseurs et les pêcheurs, fidèles à l'ordre de leur maître, nous apportaient journellement, tantôt des chevreuils, tantôt des canards, des pintades, des poules-d'Inde sauvages, tantôt des sangliers, ainsi que d'excellentes carpes, des brochets délicieux, des anguilles, et beaucoup d'autres poissons aussi délicats dont j'ignore les noms. Nous recevions en outre cinquante belles ignames, des bananes, des ananas, des cocos, des goyaves, mille autres fruits du pays avec du miel, et surtout de l'huile très fraîche pour la friture du poisson. Cette huile était assurément bien préferable au beurre rance de notre bord. Les poules, les moutons, les cabris sont aussi communs dans ce pays qu'au Benin; j'en recevais au-delà de mes besoins.

Pendant mon séjour en cette contrée, j'allais presque tous les jours voir le roi, qui me recevait avec une bonté continuelle. Dans l'un de nos entretiens, je lui communiquai mon projet de commerce, dont la suite devait être extrêmement avantageuse à son pays, s'il voulait me permettre d'élever un fort sur ses terres, à l'embouchure de la rivière Formose. Il me répondit qu'il accorderait bien volontiers son consentement, mais que cet établissement devant être durable, il devait consulter les gouverneurs des départements de son royaume, et convoquer ensuite une assemblée nationale; que si l'on tolérait l'établissement d'Européens vers ces bords, il donnerait soudain son suffrage pour appupyer mes voeux; qu'au reste l'examen d'une affaire de cette importance exigeait du temps.

Dans les beaux jours, je me promenais aux environs de la ville; trois ou quatre hommes suivaient mes pas; le roi les désignait: cette mesure, disait-il, était prise pour le salut de ma personne qu'il voulait mettre à l'abri des accidents et surtout des bêtes féroces.

Un jour, que j'allais chasser, je m'enfonçai dans une très belle forêt. J'y considérai des arbres d'une hauteur prodigieuse et qui n'avaient pas moins de trente pieds de circonférence. Les nègres me dirent que c'étaient ceux dont ils avaient coutume de se servir pour construire leurs pirogues. Ils les abattent en y mettant le feu au pied, et les creusent par le même moyen; c'est ainsi qu'ils leur donnent la façon qu'on leur voit à l'eau. On est étonné de rencontrer de ces pirogues qui ont une longeur de soixante pieds sur dix de large. Des traverses à cinq ou six pieds de distance les unes des autres, et amarrées à chaque bout par des rotins, les soutiennent: ces rotins qui sont plus solides que des cordages ne se relâchent jamais. Aux deux extrémités de chaque traverse on monte un pierrier sur pivot. J'ai vu des pirogues porter vingt pierriers, cent hommes en armes et quarante pagayeurs. Elles volent sur les flots à l'aide d'une adresse merveilleuse et font au-delà de trois lieues par l'heure: les noirs les appellent bâtiments de guerre. Rien n'est plus curieux que d'entendre ces Africains chanter en pagayant; la voix se marie aux mouvements; l'aviron frappe la mesure avec une justesse parfaite; un choeur d'Allemands ne ferait pas mieux.

Je restai à Owhère jusqu'à la fin d'août, époque où les pluies commencent à se ralentir. Toutes les réparations du navire étaient achevées. Les malades avaient recouvré la santée. Un seul nègre était mort. Le roi me le fit apporter pour le reconnaître.

Je profitai de mon séjour afin de bien examiner les environs de la ville. Le terrain est très fertile; les ananas y viennent sans culture. On y trouve en extrême abondance des oranges, des citrons, des melons, des giraumonts. Le pourpier croît dans les rues. L'oseille, les épinards sauvages, et d'autres légumes sont aussi fort communs. Les matelots en faisaient un grand usage dans leur soupe; je pense que cela n'a pas peu contribué au maintien de leur bonne constitution, en les préservant du scorbut. Les forêts fournissent aussi des bois d'un grand prix, tels que le rouge, le bleu, le jaune, le violet. Le copal n'est pas moins abondant que tout ce que je viens de rappeler.

Au commencement de septembre, les habitants des villages m'annoncèrent qu'un certain nombre d'entre eux était chargé de me conduire incessamment à l'embouchure de la rivière du Benin. Je me rendis chez le roi, qui me dit de me disposer à reprendre tous mes noirs. Okro vint à bord; il me livra de la part de son maître six mille ignames et cent régimes de bananes.

Les nègres embarqués, j'allai revoir le roi afin de lui exprimer toute l'étendue de ma reconnaissance, en le priant de fixer la somme que je lui devais pour la nourriture de tant d'individus, comme pour les autres provisions que je tenais également de sa bonté. Je lui proposai mon billet, et lui donnai l'assurance que je l'acquitterais à mon prochain voyage. Mais voici la réponse de ce digne monarque: "Je suis noir, et tu es blanc; quand tu arriveras en France, tu diras à tes armateurs que, par toute la terre, les hommes se ressemblent malgré leur couleur; que le noir et le blanc n'apportent aucune différence dans les sentiments d'humanité; que les secours mutuels sont une loi de la nature. Tu leur diras aussi qu'en t'invitant à venir dans mon pays, je n'avais pas l'intention de les ruiner. Ainsi, garde ton billet. La subsistance de tes hommes ne m'a rien coûté. Leurs hôtes, en les recevant avec un grand plaisir, m'ont voulu montrer leur zèle dans l'hospitalité qu'ils accordent aux étrangers qui ont besoin de secours. Le nombre de tes noirs aurait été quatre fois plus considérable que l'on n'eût rien exigé pour leur dépense; et s'il faut te l'avouer, des habitants m'en ont demandé pour les loger, et m'ont fait voir tout leru regret de n'en pouvoir obtenir."

Je me séparai de ce généreux souverain les larmes aux yeux, et pénétré d'admiration pour ses belles qualités. (I: 301-321)

A la fin de septembre, le roi d'Owhère m'envoya quarante piroques comme auparavant pour ramener la Charmante Louise à la remorque. Elle arriva sans accident à l'embouchure du fleuve Formose. Nous vîmes avec une agréable surprise venir à bord plusieurs autres pirogues contenant ensemble plus de vingt mille ignames, plus de cent régimes de bananes, deux mille cocos, une douzaine de moutons et deux boeufs. Okro qui suivait ces provisions monte sur le vaisseau, et me parle en ces termes:

"Les vivres que je transporte ici t'appartiennent, le roi te les donne. Il te prie de prendre sur ton navire en qualité de passager le prince Boudakan, le seul noir qui ait desiré passer en France pour y apprendre la langue et les coutumes françaises. C'est un jeune homme plein de douceur et d'humanité, appelé peut-être à régner un jour sur les Owhériens. Garde-toi bien de lui inspirer le goût du luxe: deux seuls domestiques l'accompagneront."

"Si tu reviens dans ce pays, sois assuré que mon maître t'accordera tous les moyens dépendants de sa volonté pour te laisser accomplir ton dessein. Le souverain de cet Etat possède non seulement les deux rives du fleuve du Benin, mais toutes les rivières de ces parages jusqu'à celles qui coulent dans le Calabard, ou qui en sont près. Il ne craint point d'avoir la guerre avec aucun de ses voisins. Sa marine est une des plus formidables des côtes d'Afrique. Jamais il ne combat sur terre. Content de nuire au commerce de ses ennemis, il interrompt quand il le veut leurs communications, et les réduit sans peine à la famine."

Ayant exprimé tous mes remercîmens de tant de bienfaits et de la confiance étonnante dont m'honorait le roi, je dis au capitaine Okro que je ferais prendre un soin particulier de l'éducation du jeune prince, qu'ensuite je le ramènerais moi-même, ou qu'il reviendrait sur l'un des vaisseaux de mes armateurs; mais que son retour ne pouvait guère s'opérer avant vingt-quatre ou trente lunes. A cela Okro me répondit: "Nous n'avons aucune inquiétude sur son sort; nous desirons vivement que tu reviennes avec une multitude de bons Français. Mais, je t'en prie, n'amène aucun Anglais, ils sont trop méchants. Croirais-tu qu'ils nous frappent, et que souvent c'est par des coups qu'ils paient les vivres que nous leur apportons?"

Le prince ayant monté à bord, je résolus de mettre à la voile dans les cinq premiers jours d'octobre. Les vents de terre s'élevèrent à l'est-nord-est avec assez de force pour refouler la marée. Un matin à dix heures, je passai les barres sans accident et même sans danger. Je laissai tomber une ancre par huit brasses d'eau; c'était afin de disposer mon chargement dans un meilleur ordre, car j'avais pris la précaution d'éviter qu'il tirât plus d'eau sur le derrière que sur le devant, dans le cas où j'aurais encore eu le malheur d'échouer. A six heures du soir le travail étant fini, je déployai toutes mes voiles dans la direction de l'Ile-du-Prince, où je devais remplir deux cent cinquante barriques d'eau que je n'avais osé prendre à la rivière, de peur de trop charger le navire, toujours à cause des barres.

Le douzième jour de mon départ de ce lieu, j'atteignis l'Ile-du Prince: j'allai mouiller au port. J'y séjournai vingt-deux jours. J'achetai cent alquers de farine de manioc, et cent cinquante volailles à un franc pièce. Ayant placé mes provisions, je mis à la voile pour Saint-Domingue. Deux ou trois jours après ma sortie, une petite vérole confluente se déclara sur le bord; elle était si dangereuse qu'elle m'emporta plus de cent noirs des deux sexes.

A mon arrivée au Cap-Français, j'éprouvai des difficultés pour y entrer. Un garde-côte royal m'ordonna de mettre bas le pavillon étranger que je portais: il me prévint qu'il allait faire feu sur mon navire si je n'obéissais. Je répondis au capitaine, qui s'avança, que j'étais Français ainsi que mon navire; que j'avais simulé le pavillon autrichien, à cause de la guerre; que j'étais adressé à MM. Poupet, frères, négociants de cette ville; qu'à mon entrée dans le port, j'échangerais ce dernier pavillon contre celui de France. "Avez-vous à bord un pavillon blanc?" me demanda le capitaine?" "Oui, Monsieur." "Hé bien, arborez-le, ou vous ne passerez point. Le gouverneur m'a défendu de recevoir aucun navir étranger, hors ceux des Etas-Unis." J'arborai le pavillon français et j'entrai, mais sans pouvoir descendre à terre avant que l'on eût fait la visite de santé. Cette visite n'eut lieu que le lendemain matin.

Les médécins et officiers civils, que cet objet concernait, m'addressèrent plusieurs questions auprès du bord: "De quelle contrée venez-vous? votre nom? celui de votre vaisseau? la date de votre départ? de quel port? le nom des navires avec lesquels vous avez eu communication en mer? la maladie de votre bord? le nombre des malades?"

Après avoir satisfait à ces demandes, ils voulurent savoir si la petite vérole avait cessé. Lorsqu'ils surent que depuis vingt jours tous les symptômes de cette épidémie avaient disparu, ils se décidèrent à monter sur le navire et visitèrent tous les individus; après quoi, me déclarant exempte de la quarantaine, ils me délivèrent un certificat et une permission d'aller à terre, acte dont je profitai le jour même vers midi.

Je me présentai chez MM. Poupet, mes correspondants, qui firent éclater, à ma vue, la surprise qu'on éprouve en retrouvant un individu que l'on a cru mort. "Soyez le bien-venu! s'écrièrent-ils. Nous n'espérions pas plus en vous qu'au retour de votre bâtiment. Il y a déjà longtemps que nous vous croyions au fond des eaux." Je leur racontai les circonstances fâcheuses auxquelles j'avais été en butte, et leur annonçai que le roi d'Owhère avait mis le prince Boudakan sous ma conduite.

Des félicitations sans nombre m'accueillirent d'avoir triomphé de tant d'obstacles; elles furent suivies d'une lettre de l'armateur simulé autrichien, qui m'annonçait la vente de la Charmante-Louise à M. Marion Brillantais de Paris, et que ce navire avec sa cargaison devenait une propriété française: il finissait par m'engager à quitter le pavillon autrichien pour arborer celui de France.

En conséquence de cet avertissement, je m'adressai au greffe de l'amirauté qui, après avoir reçu ma déclaration, me délivra un passe-port et reconnut mon navire comme étant sous la protection du gouvernement français.

MM. Poupet s'occupèrent de la vente de mes noirs, ainsi que de l'achat des sucres et cafés dont je voulais composer mon chargement pour la France. Pendant mon séjour le prince Africain fut présenté à M. de Belcombe, gouverneur général de Saint-Dominique. Le général l'accueillit parfaitement et lui fit présent d'un sabre garni en argent, sur lequel étaient gravés ces mots: Donné au prince Boudakan par M. de Belcombe, gouverneur-général de Saint-Domingue, en 1784.

Au mois de septembre, mon chargement étant prêt, je cinglai vers la France. J'arrivai à Nantes au milieu d'octobre de cette année 1784, après en avoir passé deux dans les fatigues et les inquiétudes.

Les marchandises furent aussitôt débarquées. Je me rendis promptement à Paris avec le jeune prince. Nous allâmes loger ensemble, rue de Berry, hôtel du même nom, au premier étage, dans un appartement que je payai cent cinquante francs par mois, les deux serviteurs compris dans la location. Empressé de commencer l'instruction de l'auguste voyageur, je lui donnai des maîtres à danser, de musique, de langue française, et d'écriture. Hors la lecture qui lui semblait très difficile, il fit dans tout de rapides progrès. Il dansait avec grâce et légèreté, exécutait des airs guerriers sur la clarinette qu'il aimait beaucoup, parlait au bout de six moix le français assez correctement pour être compris dans la société: l'écriture avait pour lui des attraits singuliers; la sienne était belle. Pour exprimer en un mot son éloge, je dirai que son intelligence et sa pénétration étonèrent plus d'une fois ses maîtres.

Je restai à Paris jusqu'au mois de mars 1786. C'est vers ce temps que M. Marion Brillantais et moi renouvelâmes l'ancien projet d'établissement sur les côtes d'Afrique. Je rédigeai le prospectus dans lequel il fut arrêté que l'on expédierait tous les trimestres au Benin un navire de trois ou quatre cents tonneaux, chargé de diverses marchandises dont la valeur serait d'environ deux cent mille francs; qu'au premier départ je commanderais un bâtiment portant une double cargaison, avec des ouvriers, charpentiers, mâçons, tuiliers, forgerons etc., et tous leurs outils.

L'exécution de notre dessein commença par la création d'une société sous le nom de Compagnie d'Owhère et de Benin. M. Marion Brillantais en devint le premier administrateur. La compagnie obtint, par arrêt du conseil du Roi, un privilège exclusif pendant trois ans pour commencer dans ces parages. Afin de favoriser la première expédition, Sa Majesté voulut bien céder le Pérou, vaisseau de quatre cents tonneaux, dont je pris le commandement, et dans lequel je devais rammener à son oncle le prince Boudakan. (12) On me nomma directeur en chef de tous les établissements que pourrait fonder la compagnie.

Je joignis à l'armement du Pérou deux corvettes légères pour l'usage de son service journalier, car son tirant devait l'empêcher d'entrer dans la rivière; il fallait qu'il restât en dehors des barres, à trois lieues du fleuve. Ces corvettes s'appelaient, l'une l'Afrique, mâtée en goelette, du port de soixante-dix tonneaux, montée par vingt-cinq hommes, portant six pièces de 4, et autant de pierriers su pivot; l'autre la Petite-Charlotte, du port de quarante tonneaux, ayant douze hommes d'équipage, armée de douze pierriers montés aussi sur pivot.

Quand toutes les dispositions de l'entreprise furent achevées, je partis pour Rochefort. J'étais adressé à M. François Hèbre, négociant, correspondant des armateurs. Il voulut me présenter à l'intendant de la marine, M. Delagranville, qui me fit prendre possession du Pérou. Je vis ce bâtiment armé de dix-huit pièces de 8.

Je n'oubliai pas d'aller saluer M. Chevillard, ancien constructeur de la Négresse. Je le revis avec un vrai plaisir; il me parut qu'il n'en avait pas moins à me rencontrer. Je réclamai sa bienveillance et ses conseils, pour une nouvelle distribution de pièces de charpente dans l'intérieur du vaisseau. J'obtins tout ce que je souhaitais de sa complaisance, ainsi que de celle de employés dans l'administration de la marine, dont je ne saurais trop louer le zèle à m'accorder les choses utiles à mon armement.

A la fin de juin, M. Brillantais vint de Paris avec le prince Boudakan que j'avais laissé sous sa conduite, en quittant cette capitale. Le commissaire passa la revue de l'équipage à bord: il s'y trouva cent quarante hommes, en comptant les ouvriers et les marins des deux corvettes. Tout le monde reçut trois mois d'appointements d'avance... (II: 5-17)

Je passai quarante-huit heures sur la rade de Juda. M. Senat, gendre de M. Olivier, gouverneur du fort français, vint à mon bord; c'est lui qui m'a fourni les détails que je rapporte ici. Aussitôt qu'il en fut sorti, je mis à la voile pour le Benin, où j'arrivai le 21 novembre 1786. Etant à terre, j'allai droit à Boby voir le chef de ce village, Animazan, à qui j'annonçai le retour du prince Boudakan. Je le prévins que cinquante hommes débarqueraient le jour suivant avec quelques pièces de canon, en le priant d'envoyer sur l'heure une pirogue au roi d'Owhère, afin de lui donner avis de mon arrivée et de celle du prince.

Je ne saurais exprimer toute la joie d'Animazan à cette nouvelle; il fit arborer sur sa maison le pavillon blanc qui fut salué par des salves de mousqueterie, tant de Boby que de Sal-Towne, ou village de Sel; ainsi nommé, parce qu'on y fabrique une grande quantité.

Le troisième jour, le monarque instruit par Animazan m'envoya deux phidors pour me complimenter sur mon heureuse traversée. Il donnait l'ordre de me laisser débarquer toute mon artillerie, et choisir le terrain qui me conviendrait pour mon établissement. Il souhaitait vivement de me voir avec le prince. Je fis un beau présent à chaque phidor sans oublier Animazan.

J'étais descendu à terre au moyen de la goelette l'Afrique, ainsi que le prince, M. Glais, premier ingénieur de Mgr le compte d'Artois, qui avait obtenu un congé de trois ans, M. Forestier, ingénieur en second, deux lieutenants du bord, M. Boutan, chirugien en chef, trente hommes de l'équipage, six pièces de canon de 8 avec leurs affûts, cent planches pour former des radeaux, plusieurs tentes pour arbitrer mes gens.

Les ingénieurs désignèrent dans l'île de Borodo, sur la rive gauche de la rivière Formose, le terrain le plus commode et le plus favorable à l'exécution de mes desseins. On fit disparaître de ce lieu les bois et les hautes herbes qui le couvraient. Une place servit à monter les canons; les charpentiers formèrent les radeaux, et quarante nègres aussi forts qu'intelligents, envoyés par Animazan, facilitèrent les transports au-delà de nos souhaits. On coucha sous les tentes. Pour moi, après avoir soupé d'une excellente volaille fricassée à l'huile, et servie par les soins du chef de Boby, je passai la nuit dans un hamac et dans une chambre qu'il m'avait destinée.

Le 23, je montai à bord du Pérou. Je fis charger sur l'Afrique les outils et instruments propres aux travaux qu'on allait entreprendre, ainsi que les présents que je me proposais d'offrir aux souverains des deux Etats.

Les ingénieurs établirent provisoirement des plates-formes en planche, afin de monter huit pièces en batterie, tirant à barbette. Ensuite ils tracèrent des lignes sur un emplacement où l'on devait construire plusieurs maisons, semblables à celles du pays, pour y loger l'équipage. On m'éleva un édifice en bois de trente pieds carrés, d'un seul étage. On y plaça, sur un des angles à l'ouest, un pât de pavillon, haut de trente pieds, où le pavillon du roi de France fut arboré et salué de vingt-un coups de canon.

Animazan se chargea de bâtir huit maisons, d'un seul rez-de-chaussée, selon la coutume des Owhériens, et sur le terrain marqué par les ingénieurs. Elles ne furent élevées que pour peu de temps; elles avaient vingt-cinq pieds de long et seize de large. La crainte de l'incendie exigeait de l'une à l'autre une séparation de douze pieds. Mon pavillon était au centre. En huit jours tout fut construit, couvert en natanier, et habité; cent vingt nègres fournis par Animazan avaient secondé les travaux.

Ce gouverneur me voyant prêt à conduire le prince Boudakan à son oncle fit équiper une grande piroque, défendue par dix pierriers, et cinquante hommes armés de sagaies et de deux pistolets chacun. Il me prévint que je ne passerais qu'une seule nuit dans la pirogue. Je m'y embarquai le premier décembre avec le prince, M. Palisot de Beauvois, un officier, un chirugien, et deux matelots munis de haches pour couper des arbres, selon la nécessité.

La pirogue arbora le pavilloon français sur un mât placé au centre. Au premier signal du patron, trente nègres se mirent à pagayer en chantant, toujours avec un étonnant accord. Nous marchions très vite. A deux heures de l'après-midi, moment de leur dîner, quatre d'entre eux descendirent à terre le fusil sur l'épaule, pour chercher de quoi suppléer au poisson qui leur manquait. Le patron me dit qu'ils apporteraient bientôt un chevreuil ou un sanglier.

Tandis que ceux-ci parcouraient la forêt, d'autres ramassaient une grande quantité de bois mort. Au bout d'une demi-heure, nous vîmes revenir les chasseurs avec un très fort chevreuil qu'ils avaient tué. On l'étendit sur un lit de bois mort; on le couvrit ensuite d'un autre lit de bois sec: on y mit le feu. En vingt minutes il fut cuit. Les nègres connaissent le point précis de la cuisson par le fumet de l'animal. Ils lui ratissèrent la peau, qui était d'une extrême blancheur sous leurs couteaux. Après l'avoir éventré, ils jetèrent au loin les intestins; ils le coupèrent en morceaux et les fricassèrent à l'huile. Tout fut dévoré, hors les os et les extrémités des pattes qu'ils portèrent dans un plat de bois sur le devant de la pirogue. J'en voulus savoir la raison; ils me répondirent que ces restes étaient destinés à la fétiche du diable, afin que Lolocou les mangeât, et que par cette raison il ne leur fît aucun mal.

A la suite du repas, les nègres burent abondamment du bourdon. (13) Ils se rembarquèrent et continuèrent leurs chants toute la nuit. A huit heures du matin nous arrivâmes à Owhère: les habitants nous reçurent par une salve de mousqueterie. J'allai de suite chez le roi, avec le prince, M. de Beauvois, le chirugien et les deux matelots. "Voici," lui dis-je, "le prince boudakan que je ramène en bonne santé. C'est à lui de vous raconter la manière dont il a été accueilli en France, et le genre d'éducation qu'il y a reçue. Je rends à votre tendresse le dépôt précieux qu'elle me daigna confier."

Ce bon roi, versant des larmes, serre avec émotion le prince dans ses bras, et lui passe autour du cou une seconde filière de corail, marque d'une dignité nouvelle qui le rendait semblable aux hommes grands de cette nation. Aussi tôt le prince se dépouilla de l'habit français pour reprendre son ancien vêtement.

Durant les quatre jours que je passai dans la ville on ne voyait que danses, divertissements et illuminations. Au milieu d'une grande place, nous remarquâmes une croix où brillaient une cinquantaine de lampions; elle avait étée plantée par des missionnaires venues de Brésil, (14) qui baptisèrent le monarque en ce temps sous le nom de Manuel Otobia; c'était celui de sa famille. Les révérends pères lui firent agréer une fort belle chapelle sculptée, representant le crucifiement du Sauveur du monde, où figuraient les saintes femmes.

[Plus de mille noirs reçurent en ce moment le baptême: j'ai été parrain d'une soixantaine de ces nouveaux convertis. On voit à l'Ile-du-Prince beaucoup de prêtres nègres, remplissant les fonctions de vicaire et de desservant. Les curés sont des blancs.] (15)

Le roi voulut bien accepter aussi, de la part de la compagnie, le don d'un superbe ameublement en satin rouge et blanc, d'un lit complet en taffetas cramoisi, et de trois jolies glaces, que nous plaçâmes dans une chambre de dix-huit pieds carrés. Le roi fut enchanté de ces présents; il ne se lassait pas de les admirer, surtout les glaces. J'y ajoutai un manteau d'écarlate galonné d'or, un chapeau surmonté d'un plumet blanc, une canne à pomme d'argent. "Cette canne," observai-je, "doit servir à faire connaître votre volonté, quand il vous plaira de former près de moi quelque demande. Vous pouvez être assuré que j'accorderai tout à ce signe."

Sa réponse montra tout son desir d'être utile à la nation française pour laquelle il professait une estime particulière; qu'autant de temps que mes compatriotes resteraient dans son pays, il les prendrait sous sa protection spéciale; que nul de ses sujets n'aurait l'audace de les insulter sans s'exposer au plus sévère châtiment. Je le prévins que je souhaitais retourner promptement à mon établissement, afin d'aller sans délai rendre visite au roi de Benin. "Quand veux-tu partir?" "Demain à huit heures." "C'est bien. La pirogue qui t'a conduit ici te ramènera. J'ai commandé au capitaine-général Okro de t'accompagner jusqu'à Gathon. La pirogue et les hommes qui la montent sont à tes ordres. Okro lui-même doit t'obéir en tout. Je l'ai particulièrement chargé de veiller à ce qu'il ne t'arrive aucun accident dans tes voyages."

Okro ne manqua point de venir à l'heure précise dans mon logement. M. de Beauvois et les personnes qui m'avaient accompagné s'embarquèrent avec moi. Nous emportâmes beaucoup de vivres fournis par le roi, tels que des ignames, des oeufs, des moutons, deux douzaines de volailles, des poules et des canards d'Inde en vie. Les nègres, reprenant leurs pagaies et leurs chants, firent un chemin rapide. Nous passâmes la nuit dans la pirogue. Ils nous dirigèrent sur des rivières que je ne connaissais point, et beaucoup plus étroites que celles où j'avais déjà passé trois fois. Je sus d'eux qu'ils voulaient éviter la rencontre des Jo, qui sont des pirates; que parfois ils se battent contre ceux-ci sans les craindre, mais qu'ils n'avaient aucun dessein d'exposer la pirogue. "Les Jo," continuèrent-ils, "ont appris ton séjour à Owhère; il est possible qu'afin d'obtenir des présents ils aient armé plusieurs pirogues pour t'insulter à ton retour."

Nous arrivâmes à quatre heures du soir à l'établissement. Deux jours après ce voyage, j'entrepris celui de Benin. M. de Beauvois desira m'accompagner. Je l'emmenai avec un chirugien et les deux matelots. Okro commandait la pirogue. Etant à Gathon, Danikan me dit: "Tu ne peux aller à la ville de Benin avant que le roi en soit averti. Je vais lui dépêcher un exprès. Apprends-moi lequel des deux moyens tu préfères, du cheval ou de hamac. On t'enverra l'un ou l'autre sans retard." Je fis tomber, comme au premier voyage, mon choix sur le hamac; M. de Beauvois et le chirugien suivirent cet exemple.

Nous attendîmes deux jours la réponse du monarque, qui nous envoya trente-deux hommes et deux phidors. Ces derniers, m'ayant complimenté sur mon retour, m'apprirent que leur maître témoignait une grande envie de me revoir, et qu'il m'adressait six gros moutons avec deux cents magnifiques ignames.

Okro et ses gens restèrent à Gathon. Nous montâmes dans nos hamacs; ceux qui les portaient chantaient constamment. A chaque distance de deux lieues, on avait déposé des provisions sous l'ombrage de très beaux arbres: des nattes étaient étendues pour nous garantir de l'ardeur du soleil; des arbres coupés et couchés sur la terre nous servaient de siège ainsi qu'aux porteurs. M. de Beauvois et moi ne pouvions trop louer les attentions que le roi avait pour nous dans ce trajet.

Nous entrâmes dans la ville à trois heures de l'après-midi; ensuite on nous fit descendre chez le capitaine des guerres Jabou, qui ordonna que l'on nous servît du mouton, de la volaille fricassée à l'huile, des oeufs, des fruits, des ignames, du vin de palme. Les porteurs signalèrent leur appétit sur les ignames.

Après le repas, j'offris à ce capitaine-générale une filière de corail de trois cents francs, un manteau de drap bleu galonné en or, un chapeau bordé d'or. Il m'adressa beaucoup de remercîmens par mon interprète, en m'assurant qu'il favoriserait de tout son pouvoir le commerce que les Français souhaiteraient entreprendre au royaume de Benin.

Ensuite on nous conduisit dans le logement des Européens. Deux phidors vinrent me complimenter de nouveau, et me dirent que le roi voulait me recevoir seul à onze heures du soir. Dès que je fus introduit dans son appartement, il se mit à rire: deux nègres sans nul vêtement étaient à ses côtés; l'un d'eux parlait un peu anglais, il me servit d'interprète.

Le monarque, prenant la parole, commença par applaudir à ma nouvelle apparition dans ses Etats, puis il ajouta qu'il avait appris que mon artillerie était descendue à terre à l'embouchure du fleuve; que j'avais construit des maisons pour y loger beaucoup de monde; que je m'étais rendu chez le roi d'Owhère avant de venir à la ville de Benin; que je savais bien que lui, chef de ce royaume, m'avait accordé un terrain à Gathon (16) afin d'y élever un fort à mon volonté.

Je lui répondis qu'il serait périlleux d'en bâtir un dans ce lieu, parce que tous les matelots y trouvaient leur tombeau; que j'avais dû choisir l'entrée de la rivière dont l'air était bien moins malsain; que j'établirais par la suite un comptoir à Gathon, où résiderait constamment un officier chargé de suivre les opérations du commerce; que jamais le Benin ne serait privé de marchandises pour la traite; que dans un autre temps le fort, dont il me parlait, pourrait être élevé sur l'emplacement qu'il m'avait indiqué; que j'étais fort jaloux de mériter sa bienveillance et l'amitié de ses sujets; que le meilleur témoignage qu'il pût recevoir de la sincérité de mes sentiments se tirait des présents que les administrateurs de la compagnie m'avaient chargé de lui offir; que cette compagnie, dont le roi de France soutenait les intérêts en lui confiant un vaisseau, m'honorait de son estime puisque j'en prenais le commandement; et qu'enfin l'on m'avait prescrit de continuer avec lui-même les liaisons d'intérêt et d'amitié qui subsistaient depuis plusieurs années.

En même temps j'étalai sous ses yeux quatre grandes pièces de très belle soierie, quatre pièces de toile de Perse, deux pièces de mousseline des Indes, six filières de corail, un superbe manteau d'écarlate galonné d'or, un chapeau fin orné d'un plumet blanc. Ces dons lui causèrent un grand plaisir. Il manifesta l'envie de voir incessamment établir mon comptoir à Gathon. Je lui promis qu'aussitôt mon arrivée à l'embouchure du fleuve, j'enverrais un officier muni de marchandises, qui ouvrirait le commerce au premier lieu. Je le priai de recommander au peuple Jo de ne point inquiéter ce trafic, soit dans les rivières, soit ailleurs. "Si le chef de cette nation avait quelque envie de me voir, je le recevrais de manière à lui faire aimer et respecter les Français qui, loin de s'établir ici pour y faire la guerre, ne desirent que la paix et la prospérité des nations africaines."

Le roi me déclara que je devais être pleinement tranquille; qu'il allait mander un des chefs les plus puissants des Jo; que mes embarcations navigueraient en toute sûreté; que si quelque insulte atteignait un Français il saurait bien la venger.

Cette fois je ne restai que trois jours dans la ville de Benin. Comme j'ai fait, pendant près de six ans passés en Guinée, de fréquents voyages aux villes d'Owhère et de Benin, je saisis ici le moment de rapporter les coutumes non seulement de leurs habitants, mais de ceux des villages qui composent les deux Etats. En retraçant l'image de leurs moeurs, j'aurai peut-être quelque droit à l'estime du lecteur, car je suis le seul Européen qui, par une constitution propre au climat, n'y a jamais été frappé de maladie, le seul qui ait eu connaissance de la langue des deux peuples assez pour la faire servir aux observations, le seul en un mot qui ait eu des relations presque journalières avec les deux souverains de ces pays.

La ville de Benin est aussi grande que l'une des premières de France, et peuplée d'environ quatre-vingt mille ames. Un fossé de plus de vingt pieds de largeur et autant de profondeur l'entoure. Les terres tirées des fossés forment, du côté de la cité, un talus où l'on a planté une haie d'épines si épaisse qu'elle ferme tout passage, même aux animaux. Ce talus fort élevé dérobe au loin la vue des maisons; on ne les aperçoit qu'en mettant le pied dans la ville, dont les portes sont dans un grand éloignement les unes des autres.

Tous les jours, il s'y tient un marché sur une place d'un quart de lieue de long et presque aussi large. On l'ouvre de onze heures à midi pour laisser le temps d'arriver aux gens de la campagne. On y apporte toutes sortes de comestibles des environs, des marmandises d'Europe, telles que mousselines, indiennes, toiles de Bretagne, anglaise, portugaise, mouchoirs de Cholet et de soie, chapeaux, couteaux etc., ainsi qu'un grand nombre d'outiles fabriqués par les Beniniens qui travaillent parfaitement le fer et le cuivre. Ces deux métaux ornent l'intérieur des habitations.

On voit peu de maisons sans une filature de coton, ou un métier propre à faire des tapis de coton et de paille admirables; c'est l'ouvrage des femmes. Ce métier, ressemblant à celui de nos tisserands, est perpendiculaire au lieu d'être horizontal comme ces derniers. Leurs pagnes ont un lé d'une aune et un tiers: on en teint de diverses couleurs ineffaçables, qui sont un produit abondant du pays. On y foule aux pieds l'indigo. Il en est de même des ananas. Les melons sont si exquis que ce n'est point porter trop loin l'exagération, en avançant que le meilleur des nôtres est inférieur en qualité au pire des leurs.

Les rues sont extrêmement larges: au milieu l'on remarque des gazons où paissent les cabris et les moutons. A trente pieds des maisons est un chemin uni, couvert de sable, servant à la circulation des habitants.

Quand un enfant voit le jour dans les villes et les villages, aucune cérémonie ne marque sa naissance. Il n'en est pas de même du mariage. Un jeune homme, desirant l'union conjugale, demande la fille à ses parents, qui fort rarement la refusent. Il leur donne une ou plusieurs pièces d'étoffe, puis il emmène sa femme chez lui. Si, trop jeune encore, elle ne donne aucun signe de puberté, le mari la confie à la surveillance de femmes qui l'avertissent du moment où le mariage doit se consommer; c'est ordinairement à onze ou douze ans. La pluralité des femmes est permise dans toute l'Afrique: un homme en prend autant qu'il en peut nourrir; sa richesse est estimée sur ce nombre.

Le séducteur reconnu d'une fille est réputé marié avec elle. Si cet acte de surprise s'est passé dans la nuit, dès que le jour paraît on publie dans les rues le nom des époux; ils sont unis par cette simple formalité. Si l'épouse n'est pas encore parvenue au terme qui donne prise à la grossesse, l'époux supporte une amende, car son action emporte l'idée d'un délit grave. C'en est un autre que d'user du droit conjugal au moment du flux périodique, et lorsque la femme est enceinte ou nourrice. Dans le premier cas, elle se retire dans un endroit éloigné de la demeure du mari, et n'y rentre qu'après la purification par les bains. L'homme qui touche sa femme dans la même circonstance est également contrait de se purifier pour éviter l'amende.

Les personnes élevées en dignité, comme les hommes grands, les phidors et les passadors, reçoivent en présents des filles de l'âge de quatre à huit ans. Ces enfants demeurent dans des chambres particulières sous la direction de femmes âgées. Le monarque envoie ses filles aux hommes grands: ceux-ci adressent les leurs aux phidors, qui agissent de même envers les passadors. Aussitôt qu'elles touchent à l'heure du mariage, on les pare des plus belles étoffes, et on les présente aux maris.

Ces femmes sont toutes fort coquettes; elles passent six mois à se coiffer, mais leur coiffure dure trois ans: le nombre des trains de perle et de corail enfilés dans leurs cheveux, joints en très petites nattes, est infini.

A la mort d'un homme grand, d'un phidor ou d'un passador, on l'enterre dans l'appartement qu'il affectionnait le plus. Avant de descendre le corps dans le tombeau, on le place sur une claie élevée de terre d'environ trois pieds; on allume dessous un feu modéré qui en fond la graisse et le dessèche. On le porte dans une sorte d'alcove, où il est posé dans l'attitude d'un home assis. On établit autour de lui une maçonnerie en terre glaise, à la hauteur de trois pieds, qui se termine en plateforme comme un autel. Audessus sont fixées de belles dents d'éléphant du poids de quarante à cinquante livres, bien sculptées sous l'image de lézards et de serpents. Ces dents sont appuyées sur des têtes de bélier ou de bouc en bois, grossièrement travaillées. J'ai vu au moins vingt dents sur l'une de ces tombes.

On n'entre qu'une fois l'an dans la chambre où repose le défunt, et c'est pour célébrer l'anniversaire de sa mort. Tous ses parents et ses amis assistent à la cérémonie. On fait, au pied du tombeau, dans un trou carré d'environ six pouces et profond de dix-huit, des libations de vin de palme et d'eau-de-vie; on y introduit un fruit qu'ils nomment colas, c'est le cachou, après quoi l'on dit une infinité d'oremus que je n'ai jamais bien compris.

Les filières de corail du mort sont renvoyées au roi, car les fontions n'étant pas héréditaires, ses enfants n'en sont décorés qu'après l'âge de vingt ans et avoir fait une action untile à l'êtat; encore faut-il que cette faveur soit sollicitée par la majorité des habitants du canton de leur père.

L'homme du peuple aisé est porté sur un brancard; on couvre son corps d'un drap blanc. Des pleureuses le suivent; on fait le tour du village et on le conduit à la sépulture.

Quant au pauvre, il est à peu près abandonné. Quelquefois on le jette hors de la ville, dans les fossé où une multitude de vautours le dévorent. Ces oiseaux, qui sont gros comme des dindes, se promènent par les rues: il est expressément défendu de les tuer, car ils ne causent aucun mal à personne, et détruisent les lézards et les reptiles.

Lorsque le roi de Benin est décédé, l'on creuse dans l'une des grandes cours du palais un trou de quatre pieds carrés, profond de trente, et très large en bas. On y descend le monarque et ses premiers ministres: ceux-ci sont vivants. L'ouverture est fermée par une grande trappe de bois. Tous les jours on vient y apporter des vivres, en demandant si le roi est mort. Les malheureux répondent qu'il est bien malade. On continue le transport des vivres et les questions jusqu'au silence, dont il ne faut point d'explication pour savoir qu'ils ne sont plus.

Pendant les premiers jours, la capitale est en deuil. Des hommes masqués et déguisés d'une façon gigantesque, armés d'un damas, parcourent les rues, font voler la tête de ceux qu'ils rencontrent, recoivent leur sang dans des bassins de cuivre, et vont le verser sur le tombeau des rois.

Quelque temps après, on retire du trou les corps du monarque et des ministres. On rend ces victimes à leurs parents, qui sont très honorés que les serviteurs du souverain l'aient accompagné dans l'autre monde; ils leur donnent la sépulture au fond de leurs maisons.

Le roi est inhumé dans une cour spacieuse, sous un vaste portique, soutenu par douze grands piliers, formés chacun du tronc d'un seul arbre. Ces pilastres, mal sculptés, représentent des hommes grands, vêtus en habits de cérémonie comme au conseil du roi.

En examinant l'un de ces tombeaux, j'ai remarqué beaucoup de dents d'éléphant de sept pieds de longueur et d'une blancheur éclatante. Ce que me causait une vraie peine était de voir ce lieu couvert de sang humain. On observait aussi sur la couverture un serpent, long de trente pieds et gros de six au milieu, fabriqué de ces dents artistement emboîtées l'une dans l'autre. Sa gueule était ouvert; une lame de cuivre formait sa langue; il paraissait venir du faîte et se glisser le long de la couverture pour s'introduire dans le tombeau.

Les détails qui précèdent touchant le décès des rois m'ont été fournis par des phidors, ainsi que par une foule d'habitants; car la circonstance de la mort d'un souverain ne s'est pas offerte dans tout le temps que j'ai vécu dans ces contrées.

Le monarque des deux empires, avançant en âge, est tenu de faire nommer d'avance un de ses enfants souverain, pour occuper le trône à sa mort, en ce que, sans cette formalité, la couronne pourait tomber en élection hors de sa famille. Il convoque une assemblée de tous les hommes grands, phidors et passadors du royaume, qui, par un certain jour de lune, doivent se réunir dans une cour du palais où peuvent entrer plus de dix mille hommes, et d'où les femmes, ce jour-là, sont exclues. Le roi fait appeler ses enfants mâles, âgés d'au moins vingt ans, et les présentant à l'assemblée, lui dit: "Voici mes fils; choisissez celui d'entre eux dont les qualités sont le plus dignes du trône, afin qu'après ma mort vous trouviez en lui des gages de paix et les vertus d'un bon père, comme le courage du guerrier quand il faudra combattre."

Le choix tombe rarement sur le fils aîné. Celui que l'on reconnaît héritier du trône prend aussitôt le titre de roi d'une province. L'assemblée se lève, le salue et le harangue par l'organe d'un chef. On le conduit à son père, qui lui donne l'accolade. Ensuite il va dans sa province, d'où il ne doit sortir qu'une fois l'an, qui est le jour même de son élection, afin de venir rendre hommage à l'auteur de son existence.

J'ai été présent une fois à l'arrivée du jeune roi dans cette circonstance. On le nommait Chiffau. Il avait une figure aimable; sa taille était de cinq pieds deux pouces. Un corps de mille à douze cents hommes, armés de sagaies, l'escortait. Trente jeunes gens, couverts, les uns de pagnes blanches, les autres de pagnes rouges, marchaient devant lui; quelques-uns dansaient et frappaient en mesure sur des tambourins. Etant entré dans la cour où reposait son aïeul, le roi son père s'avança les reins enveloppés de pagnes magnifiques, ayant le cou, le bras et le bas des jambes entouré d'une multitude de gros colliers de corail. Il portait cette fois une chemise en filet dont chaque noeud était garni de forts grains de corail: elle pesait plus de vingt livres. (17) Après s'être assis au pied de la tombe du dernier monarque, où l'on observait au moins soixante dents d'éléphant, il fit venir son fils, l'embrassa; tous deux versèrent des pleurs l'un sur l'autre devant l'assemblée, qui me se sembla partager leur émotion.

A la fin de cette cérémonie, le jeune roi s'en retourna dans son gouvernement avec le corps armé qui l'avait suivi. Fort étonné de ce qu'il n'entrait point dans le palais, j'en demandai le motif au phidor Oyfou, l'un des premiers confidents du vieux monarque; il me répondit: "Les hommes grands ne souffrent jamais qu'un fils du roi, destiné au trône, parle à son père, de peur que celui-ci ne lui inspire des sentiments de haine ou de vengeance contre ses propres ennemis, et que ce fils n'en reçoive des conseils de changer nos moeurs, nos usages que nous tenons purs de toute innovation depuis l'origine de la première dynastie."

Autrefois Owhère et le Benin ne formaient qu'un royaume. La division ayant éclaté parmi deux frères dont un régnait au Benin, l'autre se déclara indépendant, prit les armes, et se maintint à Owhère. Il y a vingt ans, le dernier roi était le soixante-unième de ce royaume. Ceux de Benin se perdent dans la nuit des temps; on en ignore le nombre. la langue et les coutumes des deux états sont les mêmes. Il y a pourtant cette différence que le roi d'Owhère ne fait aucun sacrifice humain, qu'il existe trois classes de noblesse au Benin, et deux seulement à Owhère.

Ces classes se composent, la première des hommes grands, la seconde des phidors, la troisième des passadors. A Owhère il n'y a point de ces derniers. Les hommes grands ne peuvent sortir de la capitale, et les phidors du royaume, sous peine de mort. Les passadors ne le quittent jamais que par un ordre; ils sont chargés des messages que le roi envoie sur tous les points: ils promulguent les ordonnances et les règlements de police; ils vont porter les communciations royales chez les nations étrangères, et recevoir leurs ambassadeurs qui viennent au Benin; ils sont chargés de faire connaître les déclarations de guerre et les traités de paix. Les phidors d'Owhère, autorisés par le monarque, ont le droit de franchir les limites de l'empire; ils remplissent aussi les mêmes fonctions que les passadors au Benin.

Le chef de Benin est très puissant; plussieurs rois voisins sont ses tributaires, entre autres celui de Juda: il lève cent mille hommes en vingt-quatre heures. Bien qu'il ait des chevaux dans ses états, les mulets seuls servent à la guerre, parce qu'ils sont aussi infatigables que faciles à nourrir. Les cavaliers sont armés de piques et de pistolets. Dès que le conseil a décidé la guerre, le roi transmet directement ses ordres au capitaine général. Si celui qui commande n'a pas su vancre, sa tête tombe pour expier son malheur ou son inhabileté.

Un membre de la noblesse accusé d'un délit ou d'un crime est traduit devant le conseil des hommes grands, qui le jugent à la pluralité des voix sans désemparer, soit à l'amende, soit à la peine de mort: dans ce cas, on lui tranche la tête. Le conseil s'assemble toujours au son d'un tambourin, battu dans toutes les rues de la ville ou du village qui a vu le crime ou le délit. Il n'existe point de corps armé pour arrêter les criminels de toutes les conditions; ce sont les habitants qui, dans cette vue, se prêtent un mutuel appui.

On juge le peuple dans tous les lieux habités. Au milieu d'une grande place est un vaste édifice ouvert de toutes parts, qui sert à l'assemblée des vieillards chargés de cet important ministère. L'entrée de l'audience est libre à chacun. Le plus profond silence y règne à côté de la gravité. On amène le prévenu qui a la liberté de choisir un défenseur. L'accusateur porte sa plainte: s'il ne produit pas de preuves suffisantes, il subit le châtiment qu'eût encouru l'accusé.

Une amende prononcée doit être acquittée de suite; elle est toujours inférieure à la fortune du coupable. L'homme condamné à mort souffre la peine du talion. Les fils du roi n'en sont pas exempts.

J'ai vu dans la ville d'Owhère un des fils du monarque monté sur le devant d'une pirogue; il avait une espèce de gaffe à double crochet dans les mains. Une autre pirogue vint à sa rencontre. Pour éviter l'abordage, le jeune prince dirigea sa gaffe vers un nègre qui, cherchant à s'en garantir, mourut frappé d'un coup dans la poitrine.

le prince descend sur la rive; il est arrêté par le peuple, jugé et condamné. Je cours chez le roi; je lui expose que cet affreux accident n'est pas le produit de la volonté. D'abondantes larmes coulèrent de ses yeux; il me dit en sanglotant: "Puisque l'homme frappé n'est plus, il faut bien que la loi s'accomplisse." L'infortuné prince fut mis à mort d'un coup de massue dans la poitrine.

J'ai aussi vu à Benin l'un des plus cruels supplices que puisse inventer la barbarie. C'était un nègre attaché au sommet de l'un des hauts arbres plantés au centre de la ville; il était exposé vivant à la voracité des vautours qui venaient lui arracher les yeux et déchirer les autres parties de son corps. Révolté de cet horrible spectacle, il me fut impossible de me contenir: les nègres répondirent en riant à mes questions que le criminel était un traître à sa patrie; qu'il avait divulgué les secrets de l'Etat, le plus grand des forfaits. Aussi les noirs sont-ils extrêmement discrets; ils consentiraient plutôt à ce que leur langue fût coupée qu'â révéler un secret dont la matière eût donné lieu à quelque délibération dans leur comité.

Une femme prévenue d'adultère est conduite devant ses juges, qui la font mettre à genoux dans une place publique. Là, on trace à la craie deux ronds où elle pose les pouces. Deux vases pleins sont devant elle, sous le nom de la bonne et de la mauvaise fétiche. On lui ordonne d'avouer son crime. Dans ce cas, elle boit la mauvaise fétiche qui l'empoisonne. Dans l'autre cas, on lui frotte la langue avec une herbe dont le suc la fait enfler soudain et sortir prodigieusement de la bouche. Une plume de coq la traverse. Si l'accusée persiste à nier dans les menaces, et que l'on n'ait pas de témoignages suffisants pour la condamner, on ôte la plume de la langue qui est frottée d'une herbe nouvelle, et dont l'effet subit la remet sans douleur dans son état naturel. Elle avale la bonne fétiche et s'en va.

Les nègres, ainsi qu'on vient de le lire, connaissent des simples d'une vertu singulière; ils possèdent en outre des notions utiles sur l'art de guérir. Un jour, l'un des miens me dit: "Voilà des hommes qui ont de gros ventres, si tu le veux je les guérirai avant huit jours." Je consultai les chirugiens dont l'opinion m'apprit que tous leurs remèdes étant épuisés, je ne devais pas craindre d'exposer la vie de ces hydropiques. Je les confiai au nègre qui, selon sa promesse, leur rendit la santé. Trois graines de palma christi (18) réduites en poudre, infusées dans un verre d'eau froide pendant vingt-quatre heures, et avalées chaque jour après avoir été passées au tamis, suffirent pur cela. L'enflure disparut entièrement par une violent purgation, vers le sixième ou septième jour.

Il est possible qu'en France l'effet de ces graines soit moins sensible que dans un climat où la chaleur, s'élevant à cinquante degrés, laisse assez d'ouverture aux pores, pour que le malade transpire copieusement, et où l'arbre qui produit le fruit vit très longtemps, au lieu qu'il est annuel ici.

On connaît la crédulité des noirs et leur superstition: en voici en exemple. J'avais perdu dans un vol une cinquantaine de colliers de corail. J'interroge tous mes garçons de comptoir; ils me répondent qu'ils ne connaissent point de voleurs. La journée se passe en recherches inutiles. Le lendemain, les ayant assemblés, je leur fais connaître que ma fétiche, qui ne trompe jamais, vient d'exposer à mes oreilles qu'un garçon de comptoir a porté la main dans mes coffres pour y dérober mes colliers. D'après cet avis surnaturel, je leur déclarai que si le coupable hésitait un moment à rapporter son vol, tous auraient sans exception la barbe brûlée par ma fétiche.

J'avais en ma possession une boîte de fer blanc, renfermant des tubes de verre gros comme une forte plume. Il y avait dans chaque tube une mèche phosphorique. En cassant le bout du tube, la mèche prenait feu. C'est ainsi que ma chandelle s'allumait à bord. Je voulus fair servir ce moyen à l'éclaircissement que je desirais. Ayant commandé d'approcher à l'objet de mes soupçons, je tire un de mes tubes et le porte à ma bouche avec agitation: tout-à-coup je le retire et j'en casse le bout. Je présente la mèche enflammée à la barbe du voleur présumé. Tous, à cette vue, font des sauts de surprise et de frayeur, et tombant à mes genoux ils me supplient de prier ma fétiche de les épargner; ils jurent que mon corail sera remis et que désormais ils ne me voleront plus.

Effectivement, depuis cette expérience, rien n'a disparu de chez moi; j'ai même eu le double avantage d'inspirer une grande crainte à ces hommes et de m'en faire estimer. Je ne cherchai point à châtier le voleur; je me contentai de leur adresser en commun des remontrances dont le but était de prouver qu'on ne doit jamais ni voler les blancs, ni leur causer le moindre mal.

Il n'y a point de temple à Owhère, comme il en existe au Benin. Ces édifices sont construits dans les bois. La plus grande propreté y règne, à l'extérieur comme à l'intérieur. Autour et fort loin sont des nattes sur lesquelles marchent les sacrificateurs dans leurs processions. Ces hommes, à l'instant de leurs sanglantes cérémonies, car ce sont des hommes qu'ils égorgent, paraissent déguisés par un seul morceau d'étoffe grise de leur pays, qui leur couvre la tête et le rest du corps jusqu'à terre: ils ont soin de frotter leurs pieds avec de la craie, afin que dans la marche ils ne soient pas reconnus. Cette sorte de couverture s'élève en pain de sucre de deux ou trois pieds au-desus de la tête. Deux ouvertures où s'appliquent deux morceaux de verre sont les seuls points qui font arriver la lumière aux yeux de ces prêtres. Les femmes ne pénètrent jamais dans leurs temples.

J'ai quelquefois demandé aux nègres pourquoi, ne rendant aucun culte à Dieu, ils adorent le diable. Voici leurs raisons: "Notre souverain est bien grand; nous le voyons rarement, et nous ne lui parlons presque jamais. S'il nous arrive d'être amenés en sa présence, nous sommes prosternés n'osant le regarder, obligés même d'étendre une main au-dessus de nos lèvres. Dieu, qui est infiniment plus grand, est aussi infiniment bon, puisqu'il ne nous fait jamais de mal; nous n'avons donc pas besoin de l'adorer: il pense d'ailleurs encore bien moins à nous que notre roi.

"Il n'en est pas de même du diable; comme il est méchant, qu'il nous cause le plus de mal qu'il peut, et que tous les maux viennent de lui, nous le prions, nous l'adorons, nous lui donnons des vivres pour l'apaiser." (19)

J'ai parlé des bois rouge, bleu, violet et jaune. Quand on les coupe sur pied, ils sont blancs comme les bois communs: c'est à l'eau que leur brillante et inaltérable couleur se détermine.

Il y a des mines d'or au Benin; mais il est défendu d'y toucher sous peine de mort, dans la crainte que les Européens attirés par leur avarice n'y viennent porter la guerre comme au Pérou.

Ayant pris congé du roi, je me mis en route comme auparavant et avec le même cérémonial. Outre mon escorte, plusieurs nègres me suivaient; on les avait chargés de conduire à Gathon dix-huit moutons, un boeuf, deux douzaines de poules et de canards d'Inde que m'envoyait le monarque. Chacun de ces conducteurs reçut de moi une pièce de mouchoirs de Cholet. Le phidor de Gaure m'accueillit ainsi qu'à l'ordinaire; nous échangeâmes des cadeaux; les siens consistaient en volailles en vie, et les miens en mouchoirs.

Les porteurs, qui changaient toujours en courant avec la plus grande vitesse, refusèrent de s'arrêter à une halte, de peur d'arriver la nuit. Okro vint à une demi-lieue au-devant de moi. Tous les présents dont on m'avait honoré furent déposés dans la pirogue. J'allai coucher avec M. de Beauvois et le chirugien chez le phidor Danikan; il nous revit avec un vif plaisir, nous régala d'un bon souper, d'excellent vin de palme, d'une eau-de-vie vieille et délicieuse. Nos porteurs qui ne firent pas un moins bon régal d'un mouton cuit à l'huile, reçurent deux couteaux flamands chacun, et retournèrent à Benin le jour suivant.

En me séparant de Danikan, je lui offris un très beau présent. Je m'embarquai de suite dans la pirogue d'Okro; il nous ramena tous à l'établissement. Je donnai à ce capitaine un manteau de drap bleu, plusieurs pièces de fines étoffes, deux filières de corail, une superbe canne à pomme d'argent, où les mots suivants étaient gravés: Donné par la compagnie d'Owhère et de Benin au capitaine Okro, en témoignage de ses bons services. Chacun de ses noirs reçut aussi un chapeau, six couteaux flamands avec un sabre. Je portai leur contentement au comble par la distribution de deux barils d'eau-de-vie, contenant ensemble quarante bouteilles.

Okro s'en alla plein de joie sur sa pirogue à Owhère. Arborant le pavillon français, il signala son départ dans une salve de mousqueterie. Il me pévint qu'à son arrivée, il m'enverrait le prince Boudakan.

Débarrassé de mes visites, pouvant disposer librement de tout mon temps, je songeai à la construction de maisons solides et du fort. Je jetai, pour cela, les yeux sur un terrain éloigné de cent toises du lieu où mon artillerie était déjà placée. Je le fis défricher tout autour et à une grande distance. Le roi d'Owhère m'envoya huit cents hommes pour faciliter l'exécution de mes desseins. On coupa les arbres, on arracha les grandes herbes; on détruisit par le feu tous les reptiles qui avaient causé aux matelots de terribles frayeurs en se glissant dans leurs hamacs: ceux que les flammes n'avaient point atteints furent assommés: au bout de quinze jours on n'en vit plus. On creusa des foosés; on fit de larges saignées pour les remplir et donner aux eaux un rapide écoulement.

Un édifice de cent vingt pieds de long, de trente de large et d'un étage, fut élevé sur ce terrain. On y joignit une galerie extérieure et circulaire, large de huit pieds et couverte, afin de s'y promener à l'abri de la pluie et de l'ardeur du soleil. Au centre était un escalier à double rampe. Un très large péristyle donnait entrée dans une belle salle carrée de trente pieds. Du milieu des la salle on pouvait passer dans quatre chambres de quatorze pieds. Il y avait un grand nombre de fenêtres afin de laisser pénétrer l'air dans toutes les pièces. Cet édifice était situé du nord-est au sud-ouest.

Ensuite j'ordonnai la construction de huit maisons de trente-deux pieds de long sur seize de large, distantes l'une de l'autre également de seize pieds. Au milieu l'on voyait une place carrée de deux cents pieds, où j'établis un colombier de vingt-quatre pieds en carré, d'une semblable hauteur, élevé de terre de seize pieds sur douze piliers de bois, pour éviter aux pigeons de la rencontre des rats et des souris. Au dessous du colombier se retiraient les moutons et les cabris. Un parc servait aux porcs. Les poules, les dindes, les pintades, les canards, les oies étaient logés dans des cases. Les vaches et les chevaux couchaient sous la plateforme de la batterie.

Le fort fut constuit à quatre bastions et armé de trente-deux pièces de canon de 8 et de 6. On l'entoura d'un fossé large de vingt pieds et profond de sept, que remplissait aux marées une rivière coulant à deux cents toises dans la forêt, vers le sud du grand édifice. Ce travail a coûté des peines infinies. Il a fallu couper les bois qui couvraient le terrain de l'alignement du fort au fleuve. On a formé une chaussée dont le centre se fortifiait des arbres abattus. Des deux côtés, les nègres creusaient un fossé de vingt pieds de largeur et de dix de profondeur; ils étaient enfoncés dans la vase depuis les genoux jusqu'à la centure. C'est avec les terres enlevées du double fossé que la chaussée a pris son élévation. J'y ai fait planter deux rangées d'arbres qui, dans l'espace de deux ans, donnèrent un délicieux ombrage.

Je dus principalement aux noirs envoyés par le roi d'Owhère l'accélération de ces travaux. Le prince Boudakan étant venu avec Okro les encourageait par sa présence. Jamais je n'aurais pu surmonter tant d'obstacles avec le seul secours des Européens, car les vapeurs extraordinairement fétides, exhalées de ces marais, les auraient tous tués.

L'eau coulant abondamment servait au transport des marchandises qui arrivaient à la porte du fort ou en sortaient: elles n'étaient plus exposées dans les embarcations aux dangers de la rivière, qui se font sentir les trois quarts de l'année.

Les naturels du pays, en admirant le fruit de tant d'efforts, témoignaient leur satisfaction de pouvoir nous conduire des vivres sans redouter la perte de leurs pirogues, évènement qui les avait plusieurs fois désolés.

Je fis entourer l'intérieur du fort, près des fossés, de palissades en bois rond de dix-huit pouces de tour, et enfoncées de deux pieds en terre. Elles avaient environ dix pieds de haut, les pieux se touchaient: elles étaient soutenues et affermies par des croix de saint André; des bandes de fer armées de lances, rivées en dessous, les couronnaient. Ces lances, hautes de quatre pouces, n'en avaient guère que trois d'intervalle entre elles.

Du côté de la mer, vis-à-vis la grand batterie composée de seize pièces, paraissait un banc de sable qui n'était couvert que de six à sept pieds d'eau dans la pleine mer: hors ce cas on le voyait presque toujours à sec. Comme les lames venaient y briser huit mois de l'année, les embarcations n'osaient en risquer le passage pour descendre à terre. Cette défense naturelle me rassurait entièrement, et c'était même le motif qui m'avait déterminé à détourner derrière le fort le cours de la rivière des bois.

C'est sur ce banc qu'un capitaine portugais, Nicolas Olivera, perdit son navire, pensant entrer dans la rivière du Benin, car l'embouchure de celle de Borodo, située au sud de la première, lui est presqu'en tout semblable. Etant échoué, son bâtiment s'ouvrit. Olivera fut sauvé avec douze hommes par le secours des nègres du roi. Je reçus des infortunés dans mon fort, où toutes sortes de soins leur furent prodigués. Je leur proposai de prendre part au service de la compagnie: deux acceptèrent cette offre, le capitaine et un matelot, homme de couleur, appelé Sainte-Anne.

Je sortais de voir mourir le capitaine de la corvette la Petite-Charlotte; mon chagrin fut bien adouci en remplaçant cet officier par un excellent marin, rempli d'expérience et d'instruction, qui avait voyagé plusieurs fois aux Indes et en Chine. Je gardai les dix autres matelots, en attendant une occasion de les envoyer au Brésil, à la Baie-de-tous-les-Saints. Je leur faisais distribuer les vivres. Un mois venait de s'écouler, quant il arriva de l'Ile-du-Prince un bâteau commandé par le capitaine Grégoire, nègre instruit, qui avait fait de bonnes études à Lisbonne, et parlant bien français. A sa vue, les Portugais tressaillirent de joie.

Je l'engageai à passer la nuit au fort. Dans la soirée, nous agitâmes des questions de commerce. Il desirait faire emplette de trois ou quatre mille tapis de coton; il voulait aussi de l'ivoire. Je lui dis que je me chargerais volontiers de lui fournir ces marchandises, mais nous ne tombâmes point d'accord sur le prix. Ayant embarqué les hommes d'Olivera, il remonta la rivière jusqu'à Gathon.

Comme je me promenais le long du fleuve de Borodo, le capitaine Olivera qui m'accompagnait prit la parole: "Voici un grand et beau banc de sable; si vous le permettez, j'établirai ici un labyrinthe où le poisson viendra s'égarer. Vous y en trouverez chaque jour, à la basse mer, de toutes les grosseurs et de toutes les qualités. Il sera pêché sans frais, et vous n'aurez que la peine de le retirer de sa prison."

Je goûtai fort ce projet. Olivera voulut l'exécuter de suite. Il ordonna d'établir des claies de huit pieds de haut sur un espace de cent cinquante toises. Animazan se chargea de faire fabriquer et poser ces claies par les plus adroits de ses nègres. Quarante hommes coupèrent des bois de manglier et de la grosseur de quatre à cinq pouces, serrés de manière que le plus petit poisson n'y pût pénétrer. Chaque claie avait six pieds de large; elle était fortement attachée par les deux extrémités d'en haut et d'en bas.

Quant tout fut prêt, on plaça les claies debout sur le banc de sable: on y enfonça des pieux qui les soutenaient, étant bien amarrées avec du rotin. De longues perches au-dessus, fixées également par des piquets, rendaient cette cloison si solide qu'elle pouvait résister à la violence des vagues.

Au bout de cette digue d'une nouvelle espèce fut construit ce que Olivera appelait un labyrinthe: il avait quarante pieds de circonférence. Le poisson y entrait de deux côtés par une ouverture de deux pieds, et n'en sortait plus. Le capitaine portugais m'avait fait observer que ces animaux nagent toujours en ligne droite, même lorsqu'ils rencontrent un obstacle. Effectivement au flux et au reflux, venant heurter contre la dique, ils se trouvaient forcés de nager en avant, et s'introduisaient dans la labyrinthe.

Cette pêcherie me devint extrêmement utile. La marée y amenait une immense quantité de raies, de soles, de carpes, de mulets, de grandes écailles etc.; à la basse mer tous ces poissons restaient échoués. Chaque jour nous allions les enlever dans des brouettes. J'en nourrissais quatre cents personnes, et je faisais distribuer l'excédant aux habitants de Boby. On sonnait la cloche; les noirs accouraient avec des paniers; ils emportaient le poisson chez Animazan, qui le partageait dans les ménages. Jamais le moindre débat ne s'est élevé pour cette distribution.

Parmi les nègres que le phidor de Boby m'a donnés, il s'en rencontrait un assez semblable aux Albinos. Né dans ce village, il était noir, mais il avait la peau parsemée de taches de toutes les couleurs et de la grandeur d'une lentille. Ses cheveux, ses sourcils, ses cils étaient blonds. Il avait les yeux ronds; il voyait parfaitement les objets la nuit, sans pouvoir les distinguer le jour. Je l'employais à pagayer: sa force était double de celle de ses camarades.

Lorsque tous les travaux furent totalement achevés, le terrain parut défriché dans une étendue de trois lieues de circonférence, ce qui produisait l'aspect du'un vaste prairie. Tous les matins, à l'ouverture des portes, les chevaux, les ânes, les boeufs, les vaches, les moutons, les cochous sortaient du fort. Ils allaient à la prairie prendre leur nourriture, et passaient la journée sans gardeur. Au coucher du soleil, on battait la caisse; aussitôt revenaient ces animaux, les uns hennissant, les autres beuglant, les moutons bêlant, les cochons grognant. Rien n'était plus divertissant que de voir leur gaieté en avalant sept à huit boisseaux de maïs versés dans la cour; en un clin d'oeil tout le grain avait disparu.

Le colombier était garni de pigeons qui multipliaient prodigieusement. La volaile était aussi extrêmement abondant. Il ne nous manquait pour vivre heureux dans ce climat que le premier des biens, celui sans lequel les autres ne sont rien, je veux dire la santé.

Avant deux mois de séjour, les blancs étaient atteints d'une fèvre ardente, bilieuse ou maligne qui les enlevait en quelques jours. Les hommes adonnés aux femmes et aux liquers fortes succombaient sans exception. Les Anglais perdaient les trois quarts de leur équipage en trois mois, les Français la moitié, les Portugais le quart. Les malades devenaient jaunes par tout le corps; leurs yeux, les ongles de leurs mains et de leurs pieds avaient, comme l'épiderme, la couleur du safran.

On employait avec succès, dans les malabies bilieuses, les boissons acidulées et mêlées de jus de citron ou d'orange; mais le meilleur des remèdes était le tamarin en infusion. Malheureusement j'avais en ma possession trop peu de ce dernier fruit, car l'arbre qui le produit n'existe pas à Owhère ni au Benin; il fallait le tirer du royaume des Ayeaux, à plus de trois cents lieues de la mer.

Ce royaume, situé dans l'intérieur de l'Afrique, est puissant. Des noirs de cette contrée sont venus me voir: ils savaient écrire et calculer en arabe. Ils ne montrèrent aucune surprise en voyant le fort, nos canons, nos fusils, nos pistolets, nos sabres. Ils m'apprirent, par l'organe de leur interprète, qu'ils possédaient des fonderies de canons et des manufactures de toutes les armes que je leur montrais; qu'il arrivait des bâtiments au séjour de leur roi, venant de fort loin, mais par une autre mer que celle où était mon vaisseau.

Leur récit m'intéressa vivement. Je présumai que les Ayeaux pouvaient être une colonie de Maures expulsés de l'Espagne, et que les vaisseaux, dont on me parlait, passaient dans le canal de Mozambique ou dans la mer Rouge, en doublant le cap de Bonne-Espérance. Leur ayant demandé combien de temps ils avaient employé pour se rendre à mon établissement, ils me répondirent: "Trois lunes jusqu'à Benin." En comptant cinque lieues de marche par journée, on trouverait donc qu'il y a quatre cent cinquante lieues de la capitale de ce peuple à la ville de Benin.

Les Beniniens m'ont fréquemment entretenu des Ayeaux; ils m'ont dit que ce peuple leur fournissait de plus belles marchandises que nous, mais qu'elles étaient aussi beaucoup plus chères. Ce n'était pour moi la matière d'aucun doute; des objets apportés de si loin sur des animaux devaient supporter un surcroît de dépense que nous évitions.

Les ayant questionnés sur le motif de leur venue dans mon établissement, je sus qu'envoyés par leur roi pour des affaires politiques auprès de celui de Benin, celui-ci leur avait beaucoup vanté mon fort et ses dépendances; qu'étant à si peu de distance de ce lieu, ils n'avaient pas voulu s'en retourner dans leur pays sans profiter de l'occasion de voir des blancs, sorte d'hommes, selon eux, qui leur étaient jusqu'à ce jour absolument inconnus.

Ils passèrent deux jours dans le fort. Je leur fis présent à chacun d'une belle pièce de mouchoirs de Cholet, l'accompagnant d'un écrit contenant mon nom, celui de ma nation, ainsi que ces mots: Fort et établissement français élevés à l'embouchure de la rivière de Benin ou Formosa, côte d'Afrique.

La stature de ces nègres était belle; leurs cheveux ne frisaient point comme ceux des Africains qui habitent les côtes. Une extrême vivacité brillait dans leurs regards: ils avaient un teint basané presque semblable à celui des mulâtres. Je pourrais dire qu'ils tenaient le milieu pour la couleur entre ceux-ci et les noirs. Leur langage avait une grande douceur qui le rendait fort agréable: tous leurs mots finissaient par une voyelle.

Pour avoir un vast terrain autour de moi, j'achetai du roi d'Owhère, qui prit le consentement d'une assemblée nationale, trente lieues de territoire au profit de la compagnie. Le contrat de cette acquisition est déposé dans les bureaux du ministère de la marine.

C'est vers ce temps que Bourgeois, desirant chasser avec un de mes nègres, s'enfonça dans une forêt où se retirent beaucoup d'éléphants sauvages, fort dangereux quant on les attaque. Tous deux étaient armés d'un fusil. Le nègre demande à Bourgeois s'il serait bien aise de voir ces animaux. Sur la réponse affirmative de l'officier, le nègre s'avance et décourvre une vingtaine d'éléphants qui pâturaient dans une plaine couverte de hautes herbes. Les chasseurs s'en approchent. Le noir en ajust un qui s'était un peu écarté de la troupe. L'éléphant sentit sans doute que sa vie était menacée, car il courut sur l'agresseur avec une vitesse extraordinaire, le saisit de sa trompe et l'écrasa d'un seul coup contre un arbre. Bourgeois s'échappe, arrive tout tremblant de frayeur, et me raconte avec ces circonstances la perte de mon malheureux nègre.

En 1787, la frégate la Junon de 44, commandée par M. le comte de Flotte et sortie de Toulon, arriva sur la grand rade à l'embouchure de la rivière, mais à cinq ou six lieues de terre. Je m'embarquai de suite sur l'Afrique, et me rendis à bord de la frégate pour présenter mes hommages au commandant. J'en fus très-bien reçu. Il m'annonça que le ministre de la marine l'avait chargé de visiter mon établissement, pour être assuré que les directeurs de la compagnie remplissaient leurs engagements envers le gouvernment. M. de Flotte ajouta qu'il avait l'intention de se rendre auprès du roi de Benin, mais qu'étant incommodé, il renonçait à ce voyage. "Deux lieutenants de vaisseau me remplaceront; vous les accompagnerez; ils ont les pouvoirs nécessaires pour faire un traité de commerce entre ce pays et la France."

A cela je répondis que je me voyais avec le plus grand plaisir honoré de cette mission, parce que j'avais quelques raisons de me flatter d'être favorablement accueilli du monarque de Benin; motifs déjà tirés de sa prédilection pour les Français, auxquels il accorrdait gratuitement, en ma personne, un très vaste terrain dans Gathon, afin d'y établir un fort, des maisons, et couper les bois que je jugerais propres à ces constructions.

M. de Flotte montra beaucoup de contentement de ces observations qui lui semblaient d'un bon augure. Je me rembarquai sur l'Afrique, en promettant à ce commandant de revenir le lendemain chercher les deux officiers, car je devais leur laisser le temps de faire quelques préparatifs pour ce voyage.

Je chargeai sur la même corvette douze gros moutons, plusieurs volailles, trois cents ignames et des citrons. Je débarquai le tout dans la Junon. Les chefs et l'équipage virent avec étonnement ces vivres. Un officier m'ayant demandé à qui je les destinais: "Je n'ose les offir, lui dis-je, à M. le comte; mais je prie messieurs les officiers de vouloir bien les accepter." "Quelle somme exigez-vous pour ces présents?" "Rien du tout, je serai même trop satisfait de les voir agréer par ces messieurs, et s'ils trouvent les ignames excellentes, à mon prochain retour j'en renouvellerai la provision."

Les deux officiers, étant prêts à partir, montèrent sur mon bord avec vingt-cinq grenadiers matelots des troupes de la marine. Nous descendîmes à mon établissement; nous dînâmes de poisson frais, de gibier, d'ignames. Après le repas, nous prîmes le chemin de Gathon, où nous arrivâmes le soir. J'allai de suite chez Danikan; je le prévins des motifs de notre voyage, et que l'importance de la mission des officiers ne souffrait aucun délai. Le phidor dépêcha vite un exprès à Benin. En attendant l'ordre supérieur, nous chouchâmes, dans une maison désignée par Danikan, sur de belles nattes de jonc, fabriquées avec un art vraiment remarquable.

Dans la journée il vint deux ambassadeurs du roi, suivis d'environ cent noirs portant des hamacs; ils complimentèrent les officiers de la frégate. Le lendemain nous quittâmes Gathon à sept heures du matin. Après deux haltes où des vivres étaient préparés pour le rafraîchissement, nous entrâmes à deux heures de l'après-midi dans la capitale, au domicile des Européens.

Le roi envoya deux phidors qui nous félicitèrent sur notre arrivée, en nous annonçant que leur maître nous donnerait audience le soir même. Dans l'intervalle il nous adressa des vivres en abondance. J'avais emporté plusieurs ancres d'eau-de-vie; nous bûmes de cette liqueur mêlée d'eau, au lieu du vin de palme compris dans les provisions.

Nous fûmes introduits à dix heures et demie par deux phidors dans l'appartement royal, avec les cérémonies accoutumées. Le monarque nous reçut en riant. J'avais emmené un nègre parlant assez bien le français pour nous servir d'interprète: j'aurais pu m'expliquer sans lui, mais on doit se rappeler que j'ai dit que cette explication dans la langue du pays n'était pas sans danger. (20) Le roi nous fit asseoir sur des pliants; il me demanda le sujet du voyage des deux blancs qui m'accompagnaient. Lorsqu'il le connut, il me fit la même réponse que j'en avais déjà reçue dans une pareille occasion: qu'il distinguait les Français parmi tous les Européens; qu'il leur vouait une sincère amitié; mais qu'il ne pouvait permettre aux officiers du roi de France de construire un fort à Gathon avant d'avoir pris l'avis de son conseil; qu'il se proposait de l'assembler sans retard, et que sa résolution nous serait aussitôt connue.

Les deux lieutenants lui offrirent de la part de leur sourverain une grosse filière de corail estimée dix-huit cents francs, et plusieurs pièces de Perse, qui causèrent un grand plaisir à Sa Majesté beninienne. Le roi nous mena dans une des cours du palais où l'on voyait plus de mille dents d'éléphant. Il pria, toujours en riant, les officiers d'en choisir deux; ce qu'ils firent à l'instant. Elles pesaient chacune environ cinquante livres. L'interprète les apporta vers huit heures du matin à notre logement.

A midi le conseil s'assembla. Nous fûmes avertis par deux phidors de nous y rendre. On nous fit prendre place assis à droite et à gauche du monarque. L'assemblée était imposante; les soixante hommes grands, vénérables par leur longue barbe blanche, ayant au cou, aux poignets et aux pieds leur double filière de corail, s'y trouvaient. La délibération avait pour objet un privilège exclusif de commerce pour les Français. Les débats durent aussi étendus qu'animés. La majorité décida qu'aucun peuple d'Europe ne jouirait jamais de cette faveur, parce que les Beniniens avaient trop présente à la mémoire la manière dont les Hollandais les tourmentaient jadis, pour s'exposer à de nouveaux outrages; qu'ils consentaient à trafiquer avec toutes les nations du monde, mais que la France conserverait toujours leur première affection.

Le lendemain nous quittâmes la ville: une centaine d'hommes nous accompagnèrent ainsi qu'auparavant jusqu'à Gathon. Les lieutenants s'étant embarqués sur ma corvette, je les conduisis à bord de leur frégate, qui mit bientôt à la voile pour l'Ile-du-Prince.

Mon établissement était alors en pleine activité; non seulement il remplissait mes desirs, mais il surpassait déjà mes espéreances. Malheureusement les troubles qui éclatèrent en France dans les années 1789 et suivantes, s'opposant à l'expédition d'aucun navire en Guinée, il me fut impossible de remplacer les individus victimes de l'ardeur du climat. Chacun des bâtiments qui m'était promis devait m'apporter quarante hommes. Le défaut de si précieux transports me laissa dans un abandon qui m'aurait bientôt consumé de chagrin, si je n'avais trouvé le moyen d'user, d'un autre côté, de toutes mes ressources.

Je pris la résolution de recevoir les vaisseaux étrangers naviguant vers ces bords, tels que ceux des Portugais, des Anglais et des Danois. J'achetais leurs cargaisons qui me donnaient de très gros bénéfices. Je consentais à remplacer leurs marchandises par un nouveau chargement dans un temps déterminé. Ils recevaient l'eau, le bois, les vivres de toute nature, d'après un tarif invariable. Je faisais transporter les achats à bord des vaisseaux, hors des barres, en pleine rade. C'était pour les capitaines un avantage inappréciable, puisque leur cargaison se plaçait promptement, qu'ils évitaient les dangers de l'entrée du fleuve, et que la santé de leur équipage n'était jamais compromise.

Quand il m'arrivait de manquer d'un assortiment d'objets dont j'étais desireux, j'expédiais le capitaine Olivier, commandant ma corvette la Petite-Charlotte, qui remontait la Côte-d'Or jusqu'à cent vingt lieues. Il opérait pour mon compte des échanges fructueux avec les capitaines hollandais, portugais, danois et français, mouillés dans ces parages. Cet intelligent officier me rapportait continuellement les marchandises dont le moment me faisait une nécessité. Ses absences ne duraient jamais plus de quinze jours. Par ce moyen j'étais assuré de remplir mes engagements envers les capitaines qui comptaient sur mon zèle à fournir leur cargaison. Mes bénéfices devenaient immenses; ils excédaient trente mille francs par jour. Sans doute un tel gain devait exciter l'envie; mais j'étais bien loin de me douter qu'elle attirerait sur ma tête des actes de violence de la part des Anglais, moi qui, n'étant jaloux de personne, les obligeais de si bon coeur!

Ces malheureux ourdirent un complot auprès du roi d'Aunis, tributaire de celui de Benin, tendant à détruire mes magasins. Ils l'engagèrent à l'armement d'un grand nombre de pirogues, qui viendraient par l'intérieur des rivières jusqu'à mon établissement, distant de soixante lieues de sa capitale; ce qui était d'autant plus aisé que ces fleuves comminiquent avec les eaux de Benin.

Je sommeillais dans une complète ignorance d'un si odieux projet. Okro, de grand matin, se présente sur une très belle pirogue bien armée, en me demandant de la poudre et des balles. "Pourquoi?" lui dis-je. "C'est un secret; qu'il te suffise de savoir que je dois châtier un peuple qui ose combattre le roi d'Owhère." J'insistai vivement pour connaître le nom de ce peuple audacieux; il garda constamment le silence sur cet objet.

Je lui donnai vingt barils de poudre, chacun de dix livres, un millier de balles du calibre de nos fusils de munition, cent livres de plomb en barre avec un moule à faire des balles. Il s'embarque dans sa pirogue et disparaît.

Animazan devait, par son ordre, commander des patrouilles la nuit autour des bois; elles étaient chargées d'arrêter tous les nègres qui s'y seraient réfugiés. Le secret fut si bien gardé que nous ne conçûmes aucun soupçon de ce qui se passait derrière notre habitation.

Huit jours après le départ d'Okro, l'on vit arriver à la pointe du jour plusieurs pirogues où flottaient des pavillon. Une seule portait la flamme et le pavillon rouges, ce que je n'avais point encore vu dans ce lieu. Arrivées à terre, Okro en fit descendre quatre vieux noirs, dont la tête était couverte de cheveux blancs et les mains liées sur le dos; puis s'adressant à moi: "Tu vois les ennemis du roi d'Owhère et les tiens; je te rends l'arbitre de leur sort; tu peux faire tomber leur tête, c'est le droit de la guerre de notre pays."

Ayant ordonné que l'on détachât les liens de ces vieillards, je desirai connaître les raisons qui les excitaient à combattre le souverain d'Owhère et les blancs. Ils avouèrent sans hésiter que les Anglais avaient donné de gros présents au roi d'Aunis pour le déterminer à les aider dans leur entreprise; qu'ils devaient venir la nuit incendier l'établissement français; qu'après cette destruction, tous les nègres montés sur des pirogues avaient l'ordre de s'emparer du terrain qui l'environnait; que ceux-ci auraient été soutenus par les Anglais, qui s'y seraient établis eux-mêmes par droit de conquête.

Je n'entendis point cet aveu sans émotion; cependant je me contins. "Ne faites jamais," leur dis-je, "la guerre aux blancs, car ils ne viennent dans votre pays que pour vous faire jouir des mêmes avantages qu'ils en retirent. Vous voyez que je suis maître de vos personnes, et que votre vie est en mon pouvoir, puisque le capitaine vous ayant pris les armes à la main livre vos têtes à ma discrétion. Ecoutez la vengeance que je veux tirer de votre crime. Demain, vous partiriez dans ma corvette qui vous conduira directement dans votre pays. Vous irez trouver votre souverain; vous aurez l'attention de le convaincre que ses intérêts seront gravement compromis s'il continue de se laisser prendre aux séductions des Anglais, qui sont reconnus dans les états policés pour être les ennemis du genre humain."

Ce discours fut accompagné, pour chacun des vieillards, d'une pièce de mouchoirs de Cholet et d'un baril d'eau-de-vie de vingt bouteilles. Ils tombèrent à mes genoux; de grosses larmes roulaient sous leurs paupières. Je recommandai au capitaine de la corvette d'avoir, durant tout le voyage, une foule d'égards pour ces malheureuses victimes d'une si profonde crédulité. Okro et tous ces gens me considéraient avec un étonnement qui les rendait immobiles.

La corvette étant revenue d'Aunis, le capitaine m'annonça dans son rapport la remise au roi de ces quatre chefs guerriers. Il en avait été très gracieusement accueilli. Ce monarque, le priant d'accepter une dent d'éléphant de quarante-cinq livres, jura dès ce moment une amitié sans borne à la nation française, ainsi qu'une haine éternelle aux Anglais; car ceux-ci, ajouta-t-il, l'avaient entraîné par leurs funestes conseils dans une guerre dont le résultat lui causait une perte de plus de deux cents hommes; et ce qui n'était pas moins déplorable, c'est que les prisonniers, après avoir été réduits en esclavage par le capitaine Okro, avaient subi quelques moments le joug du roi d'Owhère qui, à son tour, venait de les vendre aux Européens trafiquant en noirs dans le Calbard.

J'avais passé trois ans jusqu'à ce moment dans mon habitation sans essuyer le moindre désagrément, hors des atteintes de la nature qui s'appesantissait impitoyablement sur les blancs. J'oubliais les Anglais et leurs complots; j'agrandissais mes ressources par d'immenses correspondances; je chargeais divers navires portugais venant du Brésil, et ceux d'autres nations, dont la cargaison reçue et renouvelée par mes soins donnait à mes bénéfices un accroissement toujours plus étendu. Mes magasins s'emplissaient de marchandises. Outre l'eau-de-vie, la poudre à canon, les fusils, les sabres etc., j'avais en ma possession plus de deux mille barres de fer plat, et d'autres objets semblables en aussi forte quantité.

Trois années étaient près de s'écouler encore, et je n'avais reçu des administrateurs de la compagnie qu'un petit bâtiment nommé l'Okro, et le Boudakan commandé par le capitaine Destouche, qui ne m'avaient pas amené un seul homme. Cependant tous ceux que le Pérou contenait au départ de France n'existaient plus, excepté les deux tuiliers Jean Pouponneau et Jean Tondu, et M. le baron de Beauvois, qui tomba si dangereusement malade que je perdis toute espérance de le sauver. Les deux chirugiens ayant rendu le dernier soupir comme les trois équipages, je recourus aux leçons de mon premier état, je redevins un instant chirugien et j'appliquai les vésicatoires aux deux jambes du naturaliste. Je l'embarquai de suite sur le Boudakan, où le remède et l'air de la mer lui rendirent la santé. Ainsi je n'avais plus autour de moi que les tuiliers, le capitaine Olivier et Ignace Sainte-Anne. Ces quatre personnes ne m'ont jamais voulu quitter; elles m'ont rendu d'importantes services; j'en conserverai toute ma vie le plus précieux souvenir.

Pourquoi faut-il qu'aux accents d'une si juste reconnaissance je sois forcé de mêler les cris qu'arrachent les artifices longtemps combinés d'une scélératesse inouie? Pourquoi, moi qui pensais jusqu'alors n'avoir jamais eu un seul ennemi personnel, suis-je appelé à révéler un forfait que, si j'en étais coupable, je voudrais laver de tout mon sang, pour n'en point porter au tombeau l'intolérable remords? mais je dois parler, et livrer ici à l'exécration unverselle les infâmes auteurs de l'action que l'on va lire.

Au mois de février 1791, il arriva de Liverpool un Bâtiment anglais qui s'arrêta dans le fleuve de Benin. Le capitaine en descendant à terre vint me voir. Il me pria de recevoir quarante à cinquante tonneaux de gros sel rouge de Prusse en pierre, sorte d'objets pour lesquels les habitants d'Owhère et de Benin ne montrent pas le moindre empressement. Comme il ne pouvait s'en défaire, et que ce sel apportait un obstacle à la disposition régulière de ses pièces à l'eau, je souffris qu'il le déposât dans un magasin. Il aurait bien voulu me vendre sa cargaison; mais je n'eus pas plutôt jeté les yeux sur sa facture qu'il me fut aisé de reconnaître que ce capitaine n'était jamais venu dans la rivière Formose, car nulle partie de ses marchandises ne convenait aux naturels du pays; de sorte que je tombai dans le cas de refuser tout ce qu'il m'offrait. Se retirant fort mécontent, il mit à la voile, et remonta le fleuve jusqu'à Gathon. Il y séjourna deux mois et y perdit les trois quarts de ses matelots. Après ce désastre, il descendit la rivière, se présenta pour me proposer de nouveau son sel que je persistai à repousser, encore qu'il me fût laissé à vil prix. Il me l'abandonna et partit.

Le 30 avril 1792, à six heures du matin, je découvris deux grands navires à trois mâts mouillés en dehors des barres; ils étaient placés à tribord et à babord de la goelette l'Amitié, que commandait le capitaine Belliard de Nantes, portant pavillon simulé portugais, armée à Bordeaux par M. Sénat. Cette goelette tenait lieu de corvette au très gros navire le Prosper, capitaine Mahé, armé aussi par M. Sénat, qui faisait sa traite dans la rivière du Gabon.

Les deux premiers navires étaient anglais et sous les ordres des capitaines Gordon et Cokeron. Ces officiers, accompangés du subrécargue Potter, descendirent à mon établissement vers les onze heures de la matinée. Après les compliments et les politesses d'usage, ils firent débarquer de leurs canots deux grandes caisses, et les ouvrant, ils en ôtèrent six beaux lustres de cristal à chaînes dorées, un très élégant bureau de bois des Indes appelé magnioni, ainsi qu'un secrétaire du même bois, et dont le travail était d'un aussi bon goût que l'autre meuble.

Ces précieux objets me furent offerts de la part des armateurs anglais, en reconnaissance des services que je leur avais rendus. J'en vais citer deux. Un de leurs navires étant entré dans la rivière fut imprudemment amarré trop près de la terre, et sans observer que la mer monte en ce lieu de six à huit pieds. La nuit, la mer baissa. Tout l'équipage dormait. La plus grande partie heureusement était couchée sur le pont et sous des tentes. Le navire chavira; deux hommes perdirent la vie. Je sauvai les marchandises et les fis sécher dans la prairie.

Bourgeois, officier fort intelligent, me prêta le secours de ses lumières pour relever le navire. Nous en vîmmes à bout, à l'aide de grosses caïornes (21) attachées par d'habiles matelots au sommet des plus grands arbres.

Le capitaine Chapman de Liverpool, dont j'ai dit deux mots dans l'un de mes voyages à Benin, ayant son équipage en révolte, mit le pavillon en Berne. Je m'embarquai de suite avec vingt-cinq hommes dans une pirogue. Je cours sur le navire en faisant un feu soutenu de mousqueterie. Les mutins, au nombre de huit, prennent la fuite dans une chaloupe. Je les poursuis: je tire sur leur mât et leur voile. Ma pirogue doublant le sillage de leur canot, je les atteignis bientôt. Ces rebelles tombèrent en mon pouvoir; je les amenai au fort où ils furent déposés dans une prison. Le capitaine Horsley les réclama pour les envoyer au cap Corse sur la Côte-d'Or, chef-lieu de tous les établissements de la Grand-Bretagne aux côtes d'Afrique. M. Brillantais tient en réserve plusieurs lettres qui lui ont été adressées par ces capitaines, afin qu'il pût reconnaître un jour mes services à leur égard.

Il ne semblera donc point étonnant que j'aie accepté ces présents dont l'offre, je l'avoue, me fit plaisir. Ne voulant pas laisser sans retour les attentions des capitaines, je commandai pour eux un très beau repas qu'un excellent cuisinier nègre, qui avait pris des leçons de son art à bord d'un navire français, était chargé de préparer. Je possédais toutes sorts de vivres et de vins fins. Un bâtiment de Marseille m'avait apporté plus de mille bouteilles de ces derniers, et de diverses qualités.

Les Anglais mangèrent et burent largement. On s'égaya: la joie devint très vive; le vin même causait une certaine effusion de tendresse qui montrait pour ainsi dire à nu le coeur sur le verre. On porta de nombreux toasts à la prospérité du commerce, à la France, à l'Angleterre etc.

Au coucher du soleil on se leva de table; les capitaines et leur suite se rembarquèrent dans leurs canots et se rendirent chacun à son bord.

Vers les deux heures du matin, les cris redoublés de deux gros chiens m'éveillèrent. Je me levai en toute hâte, imaginant qu'un tigre s'était introduit parmi le troupeau de moutons, ainsi que je l'avais déjà vu. Mais qui peindra mon étonnement de trouver une ligne d'hommes armés sur la galerie de mon habitation? Je ferme avec la plus grande vivacité ma porte et rentre dans l'appartement. J'y étais à peine que j'y rencontre des individus qui s'étaient glissés par une porte du centre communiquant à ma chambre à choucer. Ils déchargèrent à l'instant plus de vingt coups de pistolet sur ma personne et sur mon lit. Ensuite ils firent un feu de file dont la clarté me montra un des brigands enfonçant la pointe de son sabre dans ma couverture, en ce qu'il me croyait endormi.

Je m'étais heureusement caché sous le bureau que m'avaient donné ces assassins quelques heures auparavant, et j'avais déchiré ma chemise afin d'éviter le point blanc qu'ils pouvaitent mirer dans les ténèbres. Ils étaient sans doute fort ivres, car ils tiraient de tous côtés les uns sur les autres, et j'en vis tomber plusieurs près de moi victimes de leur propre férocité.

J'allais infailliblement périr sous les coups de ces scélérats, quand m'armant de courage, je m'élance au milieu d'eux pour sauter par une fenêtre ouverte sur le jardin. Un Anglais veut me saisir par l'épaule gauche; sa main glisse sur ma peau, et j'accomplis mon dessein en tombant de la hauteur de dix-sept pieds. Je rest immobile. On regarde par la croisée; on m'aperçoit; un coup d'arme à feu m'atteint; la balle ou plutôt la mitraille me traverse la jambe gauche. Le chef de l'exécrable bande demande à celui qui avait tiré ce dernier coup si le capitaine Landolphe est mort. "Oui, je le vois sans mouvement; il est assurément sans vie; c'est moi qui l'ai tué."

Cette réponse m'obligea de contrefaire le mort pour les maintenir dans leur erreur. Ils vinrent de nouveau à la fenêtre, et n'observant aucun mouvement en ma personne, ils mirent en pièces mon secrétaire qui renfermait beaucoup d'argent, et des diamants (22) achetés aux capitaines portugais venant du Brésil. Ils cassèrent encore avec des masses un coffre fort où j'avais en réserve une grande quantité de quadruples et d'autres pièces d'or, dites portugaises. Tout fut pillé en un moment. Les scélérats avaient posé des vedettes en dehors du fort, afin d'être avertis à temps, si le village de Boby me donnait des secours.

Effectivement, quelques-uns de mes nègres s'étant sauvés portèrent l'alarme au village. Les habitants se levèrent et accoururent en armes; mais les assassins, qui furent prévenus de ce mouvement, répandirent des traînées de poudre au milieu et sur les meubles de ma chambre; en fuyant, ils y jetèrent des mèches embrasées qui réduisirent tout en cendres, et jusqu'aux tapisseries.

Malgré d'indicibles souffrances, je venais de me traîner dans un des fossés du fort, où je m'étais enfoncée dans l'eau jusqu'au cou. A la lueur de l'incendie, je voyais fuir les voleurs avec mes précieuses dépouilles. Les maisons étant construites en bois devinrent très rapidement la proie des flammes. La frayeur d'en être atteint me contraignit de sortir de ma retraite, pour me traîner derechef jusqu'auprès d'une fontaine, entourée de plusieurs grandes pièces d'eau, à cent vingt toises environ du fort.

Là, les blessures de mon coeur non moins vives que celle de ma jambe, saignaient de voir le fruit de tant de peines disparaître comme un éclair par la cruelle méchanceté des hommes. Déjà les flammes approchaient du magasin de poudre, quand tout-à-coup une détonnation terrible m'offre l'assurance qu'il a sauté. Il renfermait plus de dix milliers de poudre. Le fort, les batteries, les maisons, les magasins furent dispersés en éclats au milieu d'un affreux nuage de fumée que traversaient des tourbillons de feu. J'échappai par miracle aux immenses débris qui tombaient à coups pressés comme la grêle autour de moi. Il y en eut de lancés à une lieue de là. (23) Dieu! quel horrible tableau.

Après l'explosion, une foule de nègres armés, marchant doucement sur trois rangs, se dirige vers les ruines fumantes. Je reconnus qu'ils étaient de Boby. Je les appelai en leur langue: aussitôt ils vinrent à moi. En m'apercevant entièrement nu, l'un de ces hommes m'emporte sur ses épaules chez Animazan, qui s'empressa de me couvrir d'une pièce de toile de Bretagne, et de faire panser ma plaie. Cet honnête phidor se hâta aussi d'envoyer une pirogue au roi d'Owhère pour lui annoncer l'effroyable catastrophe, qui tenait encore tous les noirs glacés de terreur.

Le capitaine Laurenti se trouvait alors à Gathon; il était près d'expédier la goelette l'Amitié à l'Ile-du-Prince. Il m'addressa douze chemises neuves, six pantalons et deux vestes de basin blanc. En même temps il écrivit aux incendiaires Cokeron, Gordon et Potter, une lettre où il éclatait en sanglants reproches de leur conduite horrible; il leur demandait si l'Angleterre et la France étaient en guerre, pour se croire autorisés à commettre tant d'atrocités, et si c'était par des barbaries à peine connues parmi les plus cruels sauvages, qu'ils reconnaissaient mes bienfaits.

Ils répondirent que les hostilités n'étaient point encore commencées entre les deux peuples, mais que l'action, qui leur attirait en ce moment tant de blâme, devenait le prélude d'une guerre acharnée dont l'ouverture se verrait avant peu; qu'ils avaient l'ordre de s'emparer de moi, mort ou vif, en ce que j'étais trop nuisible à leur commerce.

Peut-être se crurent-ils justifiés par cette réponse. On les vit tendre sur-le-champ les voiles pour se rendre à leur destination.

Quand le roi d'Owhère apprit mon désastre, il fit armer trente pirogues dont une montée par le prince Boudakan me fut expédiée. Ce bon jeune homme, navré autant qu'irrité d'un si grand malheur, me dit: "Je viens te chercher pour te conduire à Owhère avec les blancs, et les nègres qui te sont restés fidèles. Prends patience; tu seras bientôt vengé. Les Anglais qui sont dans la rade de Régio, vont payer cher la double insulte qu'ils ont faite au roi ainsi qu'à ta personne."

En effet, la nuit, toutes les pirogues investirent les deux navires anglais mouillés sur cette rade. Les noirs, montant à l'abordage, s'emparent des matelots avec leurs capitaines, et les conduisent tous attachés dans l'intérieur des terres.

En arrivant à Owhère, le monarque me reçut avec une affabilité touchant. "J'ai fait prendre," me dit-il, "les deux seuls navires anglais qui soient dans mes Etats. Tu peux choisir le meilleur, le plus beau, le plus riche, il est à toi." Je le remerciai, en le priant d'observer que deux choses fort essentielles commandaient ce refus; la première, c'est que je manquais de marins pour le conduire; la seconde, c'est que, privé d'un titre constatant la propriété de ce bâtiment, je serais peut-être un jour accusé de l'avoir volé.

"Tu as raison," reprit-il, "car, en l'acceptant, tu te priverais du droit légitime de porter tes plaintes et tes réclamations au gouvernement anglais. (24) Pour moi, je vais ordonner que ces deux navires soient réduits en cendre. Je considère le peuple de la Grande-Bretagne en guerre avec moi-même, puisque des Anglais, loin de respecter la protection que je t'accorde, ont ruiné par l'infamie tes espérances. Je te promets qu'ils ne fouleront plus mon territoire tant que je vivrai. Qu'ils aillent, s'ils le veulent, faire leur commerce dans le haut de la rivière du Benin; mais je ne souffrirai jamais qu'ils puissent vendre un seul mouchoir à mes sujets."

Ensuite il me recommanda de prendre un grand soin de ma blessure, qui me causait toujours de cruelles douleurs. La mitraille de cuivre dont j'avais été atteint m'ayant déchiré les muscles, il survenait une forte hémorragie chaque fois qu j'essayais de donner à ma jambe un peu d'extension. La plaie était large et la gangrène s'y manifestait. Le prince Boudakan m'amenant un nègre me dit: "Laisse-toi soigner par cet homme, et tu guériras."

Il y avait déjà vingt-cinq jours que je ne pouvais remuer la jambe sans renouveler l'hémorragie; je crus suivre l'avis de la prudence en me livrant à la discrétion de ce nègre qui, le jour suivant, apporta des feuilles de la grandeur de celles des noyers. Les ayant coupées en rond de la largeur de la plaie, il en mit cinque l'une sur l'autre attachées par un brin d'herbe, et les appliqua sur la blessure. J'éprouvai toute la nuit les plus vives souffrances. Le lendemain les feuilles furent levées; la gangrène avait disparu; la plaie était d'un bel aspect, rouge et très vive. A cette vue, le nègre soulagea mon coeur en répondant de ma guérison. Il étendit ensuite sur la blessure une poudre blanche qui me sembla fort astringente. Je n'en saurais exactement rendre l'effet qu'en imaginant un rasoir qui passerait dans le vif. La plaie fut bientôt cicatrisée par ce violent remède; mais je n'osais marcher, de peur d'en arrêter l'heureux cours.

Le souveraine d'Owhère me garda chez lui cinquante-deux jours, pendant lesquels tous les secours les plus affectueux me furent prodigués. Le prince Boudakan me venait voir regulièrement tous les jours. Le roi m'envoyait chercher trois fois par semaine dans un fauteuil porté par deux hommes; j'étais enveloppé d'une robe de soie qu'il m'avait donnée en descendant au palais.

Le capitaine Laurenti ayant reçu l'avis de mon rétablissement, m'offrit un passage à l'Ile-du-Prince sur sa goelette commandée par Jean Belliard de Nantes, neveu du capitaine Le Jeune qui montait le Royal-Louis, quant il fit naufrage au Cap-Français. J'acceptai la proposition avec le plus rare empressement. Je la communiquai de suite au roi qui donna l'ordre d'armer une pirogue. On me conduisit à Boby chez Animazan. Le canot de la goelette l'Amitié vint m'y chercher. Animazan y fit déposer, par ordre du souverain, quatre moutons, une douzaine de volailles, plusieurs régimes de figues et de bananes.

Trois jours après mon arrivée à bord de l'Amitié, et mon départ de la rivière, le capitaine Belliard fut atteint d'une fièvre bilieuse qui le mit dans un extrême danger. Je pris le commandement de son navire jusqu'à l'Ile-du-Prince.... (II: 28-123)

La division, chargée d'une nouvelle provision d'eau, mit à la voile pour le Benin. Mon dessein, dans ce voyage, devait me donner l'assurance qu'un peuple d'Europe ne s'était point emparé des terres où j'avais formé mon établissement. En côtoyant ces parages, deux navires anglais et un portugais tombèrent dans nos mains. J'armai le dernier en canonnière pour entrer aisément dans la rivière, et saisir les bâtiments ennemis que je pourrais y rencontrer. Je fis placer sur ce navire quatre pièces de 18; il suivait les frégates.

Arrivée à l'embouchure du fleuve, la division mouilla, en dehors des barres, par cinq ou six brasses d'eau. J'aperçus de là le pavillon français flottant toujours au lieu même de mon ancien désastre. Je m'embarquai sur la canonnière avec deux lieutenants de vaisseau et quatre-vingts hommes, dont la majeure partie se composait d'artilleurs. Lorsque je fus près du drapeau, une pirogue, portant le pavillon français, se dirigea vers moi; elle était montée par neuf noirs, jadis mes garçons de comptoir, qui me reconnurent. Je les appelai tour-à-tour par leur nom et dans leur langue. Poussant aussitôt des cris de joie, ils agitent leurs bonnets, redoubles de vîtesse, font voler leur canot sur les flots, en faisant trois fois le tour de la canonnière, encore qu'elle fût à la voile.

On amena les huniers. La pirogue vint à bord. Comme je demandais aux noirs des nouvelles du prince Boudakan, du capitaine Okro et du phidor Animazan, ils m'apprirent qu'aucun des trois n'existai plus; (25) que le successeur d'Animazan, appelé Mabi, était l'un des neveux du roi d'Owhère, et frère du feu prince Boudakan.

Curieux de voir ce fonctionnaire, je fis gouverner la canonnière du côté du village de Bobi, où nous mouillâmes. Je descendis à terre avec MM. Dufour et Baudouin, lieutenants de vaisseau. Le chef Mabi s'avance au devant de nous plein d'allégresse, et nous conduit chez lui.

Mon premier soin fut de m'informer combien il se trouvait de navires anglais dans la rivière et quelle était leur force, soit en artillerie, soit en hommes. Le prince me déclara que l'on en voyait quatre à trois mâts et très grands, armés les uns de seize pièces, les autres de douze; qu'ils avaitent à leur arrivée un équipage nombreux, mais qu'ils étaient maintenant réduits à peu d'hommes.

Je le priai de mettre un embargo sur toutes les pirogues, afin de laisser ignorer notre entrée en ces leiux au capitaines anglais. "Je te donnerai," me dit Mabi, "un bon pilote qui a reçu des coups violents d'un de ces capitaines, et qui sera fort aise de s'en venger. Il va te mener dans la rade de Régio, où sont les vaisseaux."

Le pilote s'embarqua de suite avec M. Baudouin, que je chargeai de commander la canonnière. Ils tendirent les voiles à quatre heures du soir. Après avoir fait une douzaine de lieues en remontant le fleuve, ils arrivèrent sur la rade à la pointe du jour, surprirent les Anglais qui, manquant du temps nécessaire pour se mettre en défense, amenèrent leur pavillon aux premier coups de canon tirés par les Français.

Le capitaine Baudouin consacra une partie de la journée à faire amariner ses prises. Les officiers vaincus, accablés de leur défaite, supplièrent le vainquer de les déposer à terre, dans le village de New-thon, avec un certain nombre d'Anglais; ce qui leur fut accordé.

Le surlendemain à huit heures de la matinée, nous fumions tranquillement un cigare, M. Dufour et moi, sur les bords du fleuve, quand nous découvrîmes les quatre bâtiments, leurs pavillons renversés, suivis par la canonnière qui leur servait d'escorte. J'expédiai une pirogue au capitaine Baudouin pour qu'il fît mouiller les prises devant Bobi.

M. Baudouin étant débarqué m'annonça qu'il y avait à bord de ces vaisseaux environ trois cents noirs. J'ordonnai qu'on les mît à terre. Une partie fut donnée au roi d'Owhère, une autre aux garçons de comptoir qui m'avaient servi, et le rest à des particuliers dont les bons offices et l'amitié me furent autrefois utiles. On ramena les vaisseaux à la mer, et le feu les consuma.

Je proposai aux capitaines prisonniers et à leurs matelots de monter sur les frégates, pour être ensuite déposés dans des îles portugaises; ils aimèrent mieux rester à Bobi, en attendant l'arrivée de quelque navire anglais ou portugais, qui les prendrait à son bord.

Je restais avec M. Dufour quatre jours à Bobi. Le prince, successeur d'Animazan, nous combla d'honnêtetés. Il fournit à la canonnière des ignames, du poisson frais, des volailles et des moutons; à quoi je dois ajouter cent volailles, vingt-quatre moutons énormes et deux boeufs, envoyés par le roi d'Owhère dans une très forte pirogue aussitôt qu'il apprit mon arrivée ainsi que le capture des navires anglais. Les capitaines prisonniers se décidèrent à s'embarquer sur cette pirogue, afin de se rendre directement à la ville d'Owhère.

Ayant fait transporte mes présents sur les frégates, je quittai Bobi. Le lendemain la division appareilla. Je pris une direction au vent, pour sortir du golfe de Benin et doubler le cap Formose. Je voulais parcourir les rivières du Calbar, où beaucoup d'Anglais s'occupaient de la traite, et particulièrement dans celle du Bani. Je remarque ici que, lorsqu'on est en vue du cap Formose, il faut compter six rivières sur ce point, et que la septième est celle qui conduit au Calbar; que l'entrée de cette dernière offre de nombreux dangers, par divers bancs de sable situés à plus de deux lieues de terre et de son embouchure, et sur lesquels on ne voit que dix pieds d'eau. L'une des frégates échoua sur les accores. On mit promptement les chaloupes à la mer. Une petite ancre de sept à huit cents livres, attachée au bout d'un grelin et mouillée par derrière, servit à la retirer du naufrage qui semblait déjà très prochain.

Je découvris dans le fleuve du Bani huit navires anglais; le manque d'eau sur le fond nous en interdisait l'entrée. J'avais fortement l'envie d'y envoyer la canonnière pour les saisir; mais, étant tous armés, ils se préparaient à la résistance. Après quelques moments d'hésitation, je les abandonnai pour aller faire le siège de l'Ile-du-Prince. (II: 340-349)



1. On ne vend point d'esclaves aux états du Benin et d'Oàhère: ceux qu'on livre au trafic viennent des pays limitrophes.

2. Des noirs.

3. J'avais le même droit sur le prix des nègres que j'établissais.

4. Moitié soie, moitié fil.

5. On la nomme Jo.

6. C'est le seul nègre difforme que j'aie jamais rencontré.

7. La ressemblance de ce nom à celui du phidor Danikan est remarquable.

8. J'en avais toujours une vingtaine chargés dans ma chambre.

9. Assemblage de deux poulies à un ou plusierus rouets chacune, avec leur cordage ou garant, servant à former une puissance, soit dans certaines parties de la manoeuvre d'un vaisseau, soit pour enlever les fardeaux.

10. Le manuscrit de M. Landoolphe porte: "en faisant des espèces de hurlements affreux."

11. Il eut en effet la tête tranchée peu de temps après, ayant été fait prisonnier dans un combat.

12. Il passait à Paris pour le fils du roi, puisque je pensais qu'il avait cette qualité. Il était excessivement susciptible en ce qui touchait son rang. Quand, dans les sociétés, on l'appelait monsieur Boudakan, il répondait soudain: Je suis le prince Boudakan. Du rest il était très aimable et fort poli.
Je l'ai présenté au roi et au dauphin en 1786, quelques jours avant l'arrestation du prince de Rohan impliqué dans la fameuse affaire du collier. Louis XVI lui donnait une pension de quinze cents francs par mois durant son séjour en France.

13. Vin de palmier.

14. Note, II, p. 468: Ils étaient noirs.

15. This paragraph is from the notes, II, p. 468.

16. Je l'avais déjà fait défricher. On y voyait encore les traces d'un fort hollandais que les nègres détruisirent, après avoir égorgé tous ceux qui l'occupaient.

17. le roi me la fit soupeser.

18. Elles sont de la grosseur d'une fève. Deux de ses feuilles noircissent parfaitement les chaussures; c'est le plus beau cirage qui soit connu.

19. S'il arrivait qu'un jour des curieux voulussent comparer le manuscrit de M. Landolph avec ma rédaction, je dois les avertir ici que les mémoires que l'on a sous les yeux continnent une foule de détails omis dans son ouvrage; tels sont les deux passages qui précèdent cette note, et tout ce qui concerne les animaux, les moeurs etc.: mais ces détails sortis de la bouche du capitaine n'en sont pas moins authentiques, puisqu'il leur a donné sa pleine approbation, après en avoir écouté très-attentivement la lecture.
Les personnes qui auront occasion devoir M. Landolphe pourront s'assurer qu'il n'est entré de ma part aucun trait d'imagination dans tout le récit, et qu'il est peut-être difficile de suivre l'original de pllus près.

20. Les Européens, en se plaignant au roi d'une vexation, craignent d'avoir la tête coupée.

21. C'est un composé de deux grossed poulies à trois rouets ou davantage sur le même essieu, qui sert â élever ou â direr de gros fardeaux. Il y a dans les vaisseaux deux caïornes; l'une au grand mât, et l'autre au mât de missaine. Elles servent principalement â embarquer et â débarquer la chaloupe et les canots. Celle du grand mât tient la chaloupe par l'arrieère et celle de misaine par l'avant.

22. Le capitaine m'assure que le sac qui les contenait, surpassait en grandeur ceux dont se servent les porteurs de la banque de France. Ce sac était rempli. Quell richesse! et quelle perte!

23. On a trouvé un cable énorme étendu dans toute sa longeur sur la cime des arbres à quinze cents pieds du fort, sans avoir reçu le plus léger dommage.

24. Notes, II, p. 462: Cet acte de brigandage, commis en pleine paix, excita une vive indignation en angleterre; mais l'affaire n'a jamais été éclaircie. La guerre, qui éclata six mois après cet évènement, empêcha les réclamations de M. Landolphe, et les recherches qu'il tenta, lors du traité d'Amiens, sont restées sans résultat. Il n'avait pas encore obtenu justice en 1817... Il en est encore de même en 1823...

25. On me dit que le prince Boudakan, ayant rapporté de France des connaissance trop étendues pour son pays, avait avalé la mauvaise fétiche; c'est-à-dire qu'on l'empoisonna. Ainsi donc fut moissonné dans la fleur des ans le prince le plus accompli de l'Afrique.