VERITAS LIBERABIT VOS
"La Vérité vous rendra libres" (Jn 8, 32)
par le P. Marie-Dominique Chenu (1895-1990)

Le Saulchoir, 7 mars 1936
Sources 16 (1990): 97-106.

En sa qualite de regent des études de la Province de France, dans le Studiunt encore exilé en Belgique, au Saulchoir de Kain, le P. Marie-Dominique Chenu, qui vient de nous quitter le 11 février prononce le traditionnel panégyrique de S. Thomas d'Aquin. le 7 mars 1936. Dans ces pages retrouvées on sent bien le souffle qui anima toute sa vie le grand théologien dominicain.

Pour répondre au devoir de ma charge, je devrai prochainement adresser à Rome un rapport sur l'organisation scolaire et sur l'"esprit" de notre travail. Car je compte bien ne pas m'en tenir à l'état administratif. J'y ajouterai un "rapport moral", et je compte exprimer notre but, nos méthodes, l'ordre des disciplines, nos initiatives, nos espoirs, ce que nous voulons faire, ce hors de quoi les formulaires n'ont guère de sens.

J'ai pensé qu'il serait fructueux et juste de mettre en commun mes réflexions car je ne serai et ne veux être que votre porte-parole... J'ai l'intention de dépasser les lieux communs (fût-ce au détriment du style "panégyrique"). C'est de nous qu'il s'agit, et je pense traiter ici notre cas au concret et présentement, tel que en fait jour aprés jour nous nous livrons .1 notre liche. II s'agil élu Saulchoir, de ce qu'il veut (sinon de ce qu'il fait) après trente années -- de 1906 à 1936 -- et de trois générations qui le portent et qui ont constitué son terrain.

Oui, c'est un cas singulier. Il est inévitable, normal et bienfaisant que dans notre ordre il y ait des individualités, des diversités (dans les "Studia") contre les uniformismes, caricatures d'unité. Aussi bien c'est un fait -- on l'a dit et on ne s'en est pas privé à notre avantage et à notre désavantage, parfois -- quoique nous fassions, nous ne pouvons pas ne pas être et nous voulons être les disciples du P. Gardeil, du P. Mandonnet, du P. Lemonnyer. Permettez-moi d'ajouter deux vivants, l'un qui a assez páti pour sa fidélité à la liberté spirituelle et qui se trouve parmi nous: le P. Sertillanges; l'autre, qui, aux mauvaises heures, trouva ici plus qu'un appui fraternel, une confiance totale: le P. Lagrange. Ce sont nos maîtres immédiats et je les considére comme les mandataires qualifiés de notre maître S. Thomas d'Aquin.

Il s'agit de voir comment sous un tel maître, sous de tels maîtres,à travers eux et à leur imitation, nous voulons poursuivre l'ouvre de S. Thomas en incarnant son esprit dans une fonction spécifique et nécessaire (celle qui manifesta de maniére décisive, au cours de la terrible crise de la Chrétienté au XIIIe siècle, la mission providentielle des Précheurs) la fonction de conquête s'exerçant, par une souple et sûre maîtrise du savoir théologique, sur les disciplines humaines, estimées et connues clans toutes leurs exigences et leur permanente capacité de progrés.

En liberté spirituelle, l'audacieuse et claire liberté spirituelle de S. Albert et de S. Thomas, demeure loi de nature dans l'Ordre. A côté de l'enseignement régulier et de la tranquille possession de la vérité, elle provoque aux heures graves en particulier (et nous y sommes, grand Dieu!), une clairvoyance aiguë et sereine dans la discrimination des idées, et une fécondité nouvelle des principes traditionnels plus profondément pénétrés. Or s'il est un trait de la physionomie intellectuelle et spirituelle de S. Thomas, et s'il est une vertu en l'Ordre qui conquiert la confiance, la sympathie des générations -- que ce soit ici dans le travail technique, ou ailleurs dans les revues mensuelles et hebdomadaires devant le grand public (car je considére ces deux efforts comme solidaires) --, c'est bien qu'on y sent en oeuvre cette loi de nature de l'Ordre, cette audacieuse clarté, cette indépendance spirituelle de S. Thomas d'Aquin, que procure le culte de la Vérité, aimée pour elle-même à travers tout.

"Veritas liberabit vos", la Vérité nous rend libres.

Je voudrais vous dire les sources, les garanties et les conditions de notre liberté spirituelle -- et jusqu'en notre statut de travail -- en témoignage de notre fidélité à S. Thomas.

I. LIBERTÉ SPIRITUELLE DE SAINT THOMAS

Vie personnelle

Quelle image nous faisons-nous de S. Thomas? Comment le regardons-nous? En quelle posture? Dans quelle circonstance de sa vie? Dans quel état de sa vie spirituelle? Vous connaissez le magnifique théme pictural inauguré à Pise par Francesco Traini, repris maintes fois et en particulier par Benozzo Gozzoli et qui se trouve en son plus bel état à Santa Maria Novella à Florence: c'est le triomphe de S. Thomas. Il est assis sur un trône; au-dessus de sa tête le Saint-Esprit; il est entouré des docteurs de l'Eglise latine et grecque, un peu en dessous Aristote et Platon: toutes les sagesses du Ciel et de la terre l'assistent. A ses pieds un homme écrasé, qui porte un turban sur la tête on le reconnaît: c'est Averroés l'Arabe. C'est ainsi depuis lors qu'on s'est représenté le plus communément S. Thomas. Et certes, nous en avons de la joie, de la fierté, de la sécurité, et dans cette possession triomphante ratifiée et garantie par l'Eglise, nous nous livrons en paix à notre travail. C'est vrai et je ne renonce à rien de tout cela. Mais cela, c'est l'idée qu'on s'est faite de S. Thomas... une fois mort, lorsqu'une "Ecole" s'est constituée autour de ses textes et de ses reliques, lorsque la vérité thomiste s'est installée sur son capital et sur son triomphe, lorsque sa vérité est devenue officielle et s'est transformée en "orthodoxie". Concevoir ainsi S. Thomas vivant, c'est une erreur historique, psychologique et doctrinale. C'est bien ainsi que se le représentaient ses disciples au moment où il triomphait, oui, mais en dissimulant deux terribles épisodes: la condamnation de 1270 et celle de 1277 aprés sa mort (condamnations sciemment camouflées comme une revanche de ses disciples).

S. Thomas n'a pas assisté à son triomphe. Dans la bataille, sa démarche typique, son attitude spirituelle -- la vraie -- celle qui nous rend la psychologie historique et la méditation des textes, ne sont pas d'un triomphateur sous ses lauriers, mais d'un esprit en état de curiosité conquérante, en appétit sur toute vérité, la poursuivant intrépidement où qu'elle se trouve, y compris chez Averroés. Il a eu des mots durs pour l'Arabe, mais il l'a utilisé copieusement.

Voyons le cas type (je ne dis pas unique), le cas de S. Thomas en face d'Aristote entrant en chrétienté. Voila dix siécles qu'Aristote était banni de la chrétienté sur ce qu'on en savait, et trois fois condamné en trente ans. II tallait une fameuse audace pour vouloir le "rendre intelligible aux latins", une confiance en son travail pour oser le lire. Entendez-vous Maître Albert et S. Thomas discutant d'Aristote en privé, puisqu'on ne pouvait pas l'enseigner? II ne faut pas oublier qu'Aristote était alors le danger le plus grave pour la chrétienté. En face de l'idée chrétienne du monde, imprégnée de symbolisme religieux, apparaissait une explication rationnelle du monde, et l'on éprouvait cette espéce d'angoisse que nous éprouvons encore aujourd'hui quand nous voyons toute la vie intellectuelle des penseurs modernes non chrétiens se développer sans que nous puissions la rejoindre. Il fallait une audacieuse liberté en accueillant Aristote; une liberté admirable, entiére, maîtresse d'elle-même en ne cédant pas à la pression de cette conquête aristotélicienne. Nous imaginons mal les luttes de S. Thomas en face d'Aristote. Substituons-y par l'imagination -- historiquement ce serait faux -- l'adversaire du temps: Averroès, et nous avons le sentiment de l'audace qu'il a fallu pour entrer en contact avec un tel esprit. Car c'était vraiment tout l'ordre de la pensée qui se trouvait menacé, et nous assistons là à une des crises de conscience les plus grandes de la Chrétienté. Ce n'est pas pour Thomas d'Aquin l'option en faveur d'un homme quel qu'il soit, Platon ou Aristote, c'est toute la raison grecque voulant rentrer dans la Chrétienté, une raison qui croit à l'intelligibilité de toutes choses, qui sait qu'elles ont une raison d'être, une structure, des lois. Voici que les choses ont un réalisme, une densité; l'on va prendre intelligence de ce monde. Est-ce que ce n'est pas le paganisme et la méconnaissance compléte du Christ, roi de la Chrétienté alors?

C'est aussi dans la réalisation, et pas seulement dans le regard, que nous trouvons cet esprit de S. Thomas. Ce n'est pas seulement une théorie qu'il s'agit de discuter, c'est une "imago mundi" toute une conception de l'homme, de l'ordre moral religieux. Il y faut beaucoup de magnanimité spirituelle, une audace, une liberté spirituelle de l'équilibre. S. Thomas est à la fois intrépide et calme, maitre de ses intuitions et pénétrant toute la complexité des choses, se tenant dans l'unité de son esprit et respectant les valeurs diverses, travaillant avec ampleur et se tenant au menu travail des textes, silencieux quoiqu'en pleine bataille, solitaire alors qu'il est en communion de pensée avec sa génération. Car voilá qui nous restitue toute la portée concréte du rôle de S. Thomas. Il ne s'agit pas d'une école, mais d'un tournant de la civilisation.

Un contact avec sa génération

Telle est la situation des Prêcheurs dans la Chrétienté d'alors. On est en pleine efférvescence sociale, la féodalité apparait vermoulue avec des privilèges devenus sans objet, il se fait partout l'ascension d'une mauvaise classe; politiquement, c'est le régime des "communes", socialement, le régime des "corporations".

Or dans le monde de l'esprit, parallèlement, on vient de découvrir l'antiquité sur le plan littéraire et philosophique. Pour ces jeunes esprits, dans une civilisation arrivant à l'âge adulte, c'est une frénésie, une curiosité solidaires de cette intempérance politique, sociale et économique du temps. Et si Aristote a pu entrer, c'était qu'on était en dehors des routines. Car les institutions religieuses sont solidaires de leur civilisation. "On n'est pas prêt intellectuellement à accueillir des vérités nouvelles si socialement, institutionnellement, on est clos". Il faut à certains moments une rupture et une innovation radicale dans les institutions religieuses pour qu'elles puissent recouvrer l'audience de leurs contemporains.

Fait frappant: S. Thomas était féodal, et de premiére lignée; mais il avait refusé la prélature du Mont Cassin, et ce faisant il rompait avec tout un régime et conquérait sa liberté spirituelle, la liberté institutionnelle de l'Ordre en même temps que sa liberté religieuse. Vous savez aussi quelle amitié il entretenait avec les maitres de la Faculté des arts en plein travail d'assimilation de la culture antique. De sorte que la protestation contre l'aristotélisme de S. Thomas et le scandale de la pieuse dévote devant deux jeunes fréres de l'Ordre, sont des réactions exactement paralléles et denoncent la solidarité des deux attitudes de notre Ordre.

Aussi n'est-il pas vain pour comprendre S. Thomas d'observer qu'il vivait au temps de S. Louis et de Frédéric II , au temps où les communes conquirent leur liberté, au temps où la lettre de change transforma toute l'économie, où les corporations témoignaient de l'âge adulte d'une classe, au temps où se construisait Notre-Dame de Paris, où s'écrivait le Roman de la Rose, où les Mystéres se jouaient aux portes des cathédrales, au temps où la Chrétienté n'avait pas perdu l'espoir de conquérir et de convertir l'Islam.

S. Thomas fut le maitre audacieux et équilibré de cette stratégie spirituelle qui créa une civilisation. Et il apparail alors avec son indépendance extérieure et intérieure, sa pureté et sa liberté spirituelle, trait typique de son esprit dont les conditions et les garanties étaient une ferveur d'intervention, un sens aigu et discret des méthodes du savoir, et au sommet une contemplation pure de la Vérité qui nourrit la ferveur d'invention et garantit les disciplines scientifiques.

Ce sont les sources, les conditions et les garanties de notre liberté spirituelle au XXe siécle comme elles le furent pour S. Thomas au XIIIe.

II. NOTRE LIBERTÉ SPIRITUELLE

Le départ du Saulchoir en pleine crise comme au XIIIe siécle

Lorsque le Collége du Saulchoir s'organisa ici en 1905-1906, muni déjá du riche capital de Flavigny et de Corbara, le P. Gardeil avait 45 ans, le P. Lemonnyer 35 ans. La Chrétienté était en état de siége, non pas seulement sur le plan politique, qui n'est qu'accidentel et extérieur (nous étions pour cela en exil...) mais, plus douloureusement, dans sa foi même, à l'intérieur de sa pensée. On était alors'en pleine crise du "modernisme" -- le mot existait à peine, on les trouve toujours aprés coup... -- Le modernisme en pleine effervescence était une menace au cour même de la pensée chrétienne, dans sa foi la plus première, dans son dépôt le plus précieux, sur le terrain philosophique et théologique. On avait dú laisser le bel clan donné par Léon XII1, aller au plus pressé et dresser une forteresse entourée de remparts. Il fallait avoir S. Thomas derriére soi pour garder confiance dans le travail, pour s'y livrer avec sérénité et patience, pour oser publier un programme de travail indépendamment des contingences et des étroitesses. II fallait sentir en soi les ressources mêmes que S. Thomas, en des circonstances analogues, avait exploitées.

1. Et d'abord tenir son Spirit en état d'invention -- si l'on peut appeler "état" cette permanente ouverture, cet éveil sur tout, ce souci réaliste. C'est la premiére loi de la liberté spirituelle. Car, au départ, la premiére servitude c'est quand l'esprit s'enclôt dans sa vérité conquise; quand, par un étrange renversement psychologique, il la regarde comme "sienne", comme une possession donnant des droits. Et le signe de mort pour une pensée, pour un systéme, pour une institution, c'est quand on a perdu la faculté et jusqu'au souci de l'invention permanente, gage de la fécondité de l'esprit. Nous nous plaignons parfois de nous voir ravir un certain droit d'initiative dans la législation, dans l'enseignement, dans les couvres; c'est que nous avons d'abord perdu l'esprit d'initiative. C'est que nous sommes vieux et faisons vieux devant une vérité toujours jeune qui suit sa route. II a fallu à nos anciens de la confiance et ce regard toujours jeune, toujours frais, comme un artiste regarde un paysage qui demeure pour lui toujours jeune, toujours nouveau.

Cela impliquait des conditions de travail qui sont les nôtres. Nous voulons travailler sur teste. sur documents frais, avec la conviction de la richesse inépuisable des textes, car ce sont là les "sources" du savoir auxquelles nous devons nous alimenter. S. Thomas, lui qui aurait pu partir en de hautes spéculations, s'est astreint jusqu'á la fin de sa vie à lire mot à mot, texte par texte, Aristote. Quel petit travail pour un si grand homme! Nous voulons le faire vis-á-vis d'Aristote et de S. Thomas, de tous les maitres de la pensée. C'est tout le départ. Car sous ces apparences archéologiques nous retournons aux perceptions premiéres de ces maîtres, aux postulats secrets de leur science, de leurs intuitions; nous retrouvons leurs initiatives intellectuelles qui décident d'une philosophie. Nous ne voulons pas seulement enregistrer des conclusions, mais aller jusqu'á leur principe. D'où notre méthode ici. Et vous retrouvez dans ce travail sur texte la trace du f. Mandonne. C'est le retour par là même aux positions premières des problémes et non à des solutions toutes faites. C'est proprement l'acte de l'invention de l'esprit. Et c'est là que beaucoup s'arrêtent. C'est un Thomisme clos. S. Thomas réfutait les conclusions de ses adversaires, mais par confiance dans la recherche de la vérité et par loyauté pour ses adversaires, il voulait se rendre compte de leur position. "Haec opinio provenit ex hoc quod, ..." II y a là une liberté spirituelle. S. Thomas se tenait toujours en éveil sur les "dubitationes": "Solutio dubitationum est inventio veritatis". Nous croyons que le contact avec des esprits en travail est toujours fécond. Il y a au moins une question qui se pose.

Nous avons donc confiance dans la recherche poursuivie jusqu'au bout de la pensée de l'homme, car nous avons confiance en la réalité humaine et rationnelle, nous avons confiance en la richesse du réel, du "donné" comme en une source toujours feconde. Nous ne devons donc pas nous en tenir à une possession de S. Thomas. S. Thomas n'est pas un dépôt à exploiter. C'est faux, car seule la révélation nous est donnée en maniére de dépôt. Il faut qu'il soit en nous, S. Thomas, comme une "nature" qui toujours produit des opérations nouvelles. Ce n'est pas une chose reçue d'autorité, mais insérée au plus intime. Nous sommes nés de lui avec tout le jaillissement de vie que donne la naissance. Et c'est pourquoi nous n'hésitons pas à critiquer un certain mode de "commentaire", une conception de l'"école thomiste", forteresse bien close où aucun suarézien jamais ne rentre. (Je nie suis laisse aller une fois à dire ce paradoxe comme on s'en permet en récréation: si S. Thomas naissait maintenant ce serait hors de l'école thomiste, comme il naquit au Xllle siécle hors de l'école augustinienne). Et nous critiquons aussi une certaine pédagogie scolastique; nous demandons une révision radicale de la structure des manuels de théologie et de philosophie.

2. Seconde condition et garantie de la liberté spirituelle: l'aménagement intérieur du savoir en des statuts scientifiques appropriés. Car dans la conquête de la vérité il ne suffit pas d'avoir cette permanente ouverture et cette rencontre avec la vérité, il faut que nous fixions cela dans un ordre rationnel en lequel ces conquêtes se stabilisent et s'organisent. Ne croyons pas que c'est au détriment de la liberté spirituelle, mais au contraire cela assure son exercice normal quand l'esprit est en travail.

S'il est, dans l'ouvre de S. Thomas, un point.central, c'est la conception d'un ordre rationnel ayant valeur et consistance par lui-même. là en définitive fut le point d'application de tout son effort et la raison des oppositions rencontrées. Dés lors le travail de l'esprit s'établit sur une double valeur de la raison; en son domaine, c'est la philosophie; sur le donné révélé, c'est la science théologique. S'il y a une valeur propre de la raison, il y a de quoi constituer des plans, des ordres de savoir. Nous pouvons -- avec l'autorité -- faire confiance à la liberté du travail scientifique.

Voilà ce qui explique, non plus en principe seulement mais en fait, la tranquille audace avec laquelle S. Thomas accueille et lit Aristote ou Averroés; l'honnêteté candide avec laquelle il va jusqu'au bout de la raison, comme dans le cas typique de l'éternité du monde.

Nous voudrions, au Saulchoir, dans le même esprit, par le même discernement des méthodes, avec la même honnêteté, la même tranquillité et la même audace, établir le statut de nos tâches scientifiques.

Ainsi fut-il fait dans les disciplines théologiques. C'est le plus délicat, peut-être en tout cas en ce moment, en 1906. Il y a en théologie tout un cycle de disciplines rationnelles qui ont droit de cité et d'exercice, valeur officielle. Comme S. Thomas, il a fallu un Lagrange et nos aînés, au régime de l'indépendance et de la liberté, pour croire que la méthode historique avait droit de cité comme la raison, et pour réaliser l'insertion de cette méthode dans le "donné" parallèlement à l'insertion de la raison spéculative. La méthode "historique" du P. Lagrange a été introduite ici comme une méthode de travail, et le P. Gardeil en a fixé le statut dans "Donné révélé et théologie". Et j'admire encore la sérénité du visage du P. Lemonnyer; c'était un réconfort et une sécurité pour ceux qui travaillaient avec lui de voir en ces jours trés durs cette sérénité dont beaucoup éprouvérent et éprouvent encore le bienfait.

Dans le champ philosophique, étant donné notre confiance dans l'ordre rationnel, nous étudions la philosophie pour elle-même et pas seulement pour l'utiliser en théologie. Sans doute, étant donné la fin de notre étude, c'est cette instrumentation rationnelle qui nous servira en théologie, mais nous pensons que ce savoir a valeur humaine, qu'il posséde une certaine densité: d'oú une curiosité propre. Bien plus, dans l'exercice même de cette philosophie, nous avons le sentiment trés vif de la différence entre les sciences sacrées et les disciplines philosophiques, les premiéres a base d'autorité, les autres où l'autorité n'est qu'une entrée provisoire. II y a eu là, chez nos ainés, des "prises de possession", sensibles par le champ de travail qu'ils nous ont tracés et par leur curiosité entretenue par un regard sur les philosophes contemporains et sur nos contemporains tout court. Ce n'est pas pour rien qu'ils ont intitulé leur revue: Revue des sciences philosophiques et théologiques.

3. Mais nous ne sommes pas au terme. Vous sentez bien, et nous sentons bien chaque jour dans notre travail, que l'infinie ramification, la multiplication de ces ordres du savoir, et leur appesantissement, nous entraîneraient hors de l'unité intellectuelle et religieuse qui s'impose.' Il faut une puissance permanente de récapitulation contre les poids divers et les autonomies menaçantes, sinon, nous aussi, nous aurions peut-être une liberté de travail, mais nous perdrions la liberté intérieure par la dispersion de notre esprit. Au-dessus de la science et des sciences, il nous faut une "sagesse".

La troisiéme condition, la suprême condition et garantie de notre liberté, c'est notre contemplation. Je pense quant à moi, que ni psychologiquement ni religieusement nous ne pouvons tenir notre unité d'esprit et de travail en dehors d'une vie contemplative. C'est d'ailleurs le statut authentique de l'Ordre, et comme institution religieuse (la contemplation en est la fin), et comme "corporation théologique". Ce fut en tout cas le statut vital de S. Thomas et la clef de sa liberté spirituelle au cours d'une entreprise intellectuelle qui, à certaines heures, au dehors et au dedans fut dramatique. Ainsi doit-il être de nous individuellement et corporativement.

La contemplation ne doit pas être un sommet, ici ou là atteint par un sursaut de ferveur, "au-delá" de notre étude et comme en échappant à son objet et à sa méthode mais le milieu spirituel en lequel précisément nous tiendrons la ferveur d'invention et l'ordre méthodique où le savoir s'organise. Ce doit être le sceau de notre liberté spirituelle, à l'extérieur vis-á-vis de quiconque que nous traiterons même avec désinvolture, à l'intérieur vis-á-vis de nous-mêmes, de notre savoir, de nos impatiences, de nos échecs. Elle n'est que connaissance pure, désintéressée, où la vérité n'est pas traitée comme une chose "utile", même apostoliquement parlant, mais comme un objet de contemplation.

De là notre conception de la théologie. Notre théologie est contemplative non pas seulement en principe, en gros, mais dans sa structure même. Car elle se bâtit sur deux pôles: d'une part, premiérement, sur le primat du donné révélé (Lemonnyer), sur la foi qui nous fournit une lumiére permanente, enrichissante, toujours neuve, en état d'appétit, d'invention permanente, à la conquête de la vérité: d'autre part sur une confiance catégorique en la valeur de l'intelligibilité, de la mise en œuvre rationnelle (Gardeil). -- Adhésion savoureuse au donné de la révélation, puis confiance en la raison travaillant à l'intérieur de cette foi avec tous ses moyens. Dans les deux cas nous croyons au "progrès" de la théologie par un recours permanent aux données expérimentales de la loi grâce au travail rationnel. Pour nous ce n'est pas une science momifiée (trop souvent traitée ainsi par les théologiens) parce que nous croyons à la fécondité du "donné" et à sa valeur intellectuelle.

Nous revendiquons donc dans notre régime d'études la place capitale des disciplines portant sur le "donné": l'Ecriture sainte, l'Histoire de l'Eglise, l'expérience permanente de l'Eglise, et nous n'acceptons pas comme programme de licence celui où il n'y a pas une thése d'Ecriture Sainte, et pas une thése d'Histoire de l'Eglise -- comme si la "théologie positive" était une curiosité de spécialiste.

Et d'autre part nous pensons que tout édifice théologique, y compris celui de S. Thomas comporte un certain relativisme parce que l'ampleur de la foi déborde les édifices théologiques. Il faut des degrés dans notre adhésion. C'est sur ces deux principes que se fondent la liberté et l'audace de la théologie. La théologie est audacieuse parce que connaissance pure et à condition de rester libre dans un regard primitif de foi. Et comme théologiens nous pouvons avoir toutes les audaces, car dans les contacts les plus forts avec les contemporains nous demeurons assez libres pour nous annexer ce qui, dans la production grandiose des philosophes et des historiens, est utilisable comme instrument de notre tâche théologique.

CONCLUSION

Ainsi nous voici arrivés au cœur même de notre théologie et nous y voyons que non par bonne volonté ou par libéralisme, mais par une perception vive des lois mêmes du savoir théologique le "donné" et le "construit". nous sommes progressistes, conquérants et libres selon l'exemple de notre maître S. Thomas.

J'ai souvent rapproché l'état de la chrétienté au XIIIe siécle de l'état de la chrétienté au XVe siécle. Ce n'est pas par arbitraire, ni par pure rhétorique, ni pour les besoins du discours. En vérité c'est une crise analogue, dans l'enfantement d'un monde nouveau, que subit la chrétienté où nous nous trouvons: crise économique, crise sociale, crise doctrinale, et même crise (l'expansion chrétienne. Or une fois déjá, depuis S. Thomas, les thomistes se sont trouvés devant une situation identique, un tel état grandiose. C'était au XVIe siécle où s'est produite la dilatation du monde, monde géographique, économique, social, culturel. Nos thomistes ont été surpris. Devant la Renaissance, devant la Réforme, devant la physique nouvelle, que les thomistes auraient dù assimiler, ils ont manqué de clairvoyance.

Ce fut une partie perdue, une défaite morale. Et depuis trois siécles la chrétienté au point de vue pensée est en marge., en exil de la pensée réelle des hommes. II semble que S. Thomas ait été pour nous un héritage trop lourd, que nous savons précieusement enfoui pour être assuré de ne pas le perdre; que nous avons entouré de remparts savants comme une forteresse, admirable forteresse d'ailleurs; et nous avons continué à répondre aux mêmes problémes qui ne se posaient plus, pour nous assurer de ne plus comprendre les problémes qui se posaient. Paradoxe tragique: au lieu d'être libératrice, la vérité nous fit prisonniers. La vérité, seul la peut faire vivre ce qui la fait naître. Et elle doit naître chaque jour en nous et croître piéce à piéce, mot à mot, jour après jour.

C'est un risque, certes, mais le risque du vivant qui conquiert sa nourriture. Et mieux vaut risquer de vivre que de se repaître de déchets et de détruire, avec l'illusion d'avoir la vérité, qui, elle, est toujours fraîche et neuve.

La vérité n'est pas un monde clos dans lequel on peut s'asseoir confortablement, dormir en paix. S'il nous arrivait de la vouloir tenir ainsi à l'intérieur de nos murailles, ce sont les ennemis du dehors qui, un jour, fût-ce à travers des chemins détournés, l'auraient conquise hors de notre citadelle fortifiée, qu'ils n'auraient même plus besoin d'assiéger, parce que ce ne serait plus qu'une ville morte.

Aristote assiège toujours les murs de la chrétienté. II est toujours aussi séduisant et aussi dangereux parce qu'il porte toujours les mêmes trésors; mieux, parce qu'il propose toujours un aliment à l'appétit des hommes. Nous voulons retrouver en nous la magnanimité intellectuelle de S. Thomas d'Aquin, et, totalement livrés à la Vérité, nous aurons toutes les audaces de la liberté spirituelle.

" VERITAS LIBERABIT NOS"
VERITÉ, C'EST LIBERTÉ
Marie-Dominique Chenu, o.p.
Le Saulchoir, 7 mars 1936
INDEX